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Mon sujet « actuel » précédent ayant été passé en flashback, je reprends ici.

Tu parles tout seul, maintenant ? s'éleva une voix derrière le Garuda - une voix familière, s'il en est, et pas forcément de la meilleure des manières. Méfie-toi, c'est rarement bon signe.

Il en savait quelque chose.
À quelques mètres derrière son collègue, Alessio traça un cercle au niveau de sa tempe, illustrant son propos s'il en était encore besoin.
Contrairement à lui, il ne portait pas son « habit de travail » - ni même son habituel complet sombre, pour une fois, se contentant d'une simple chemise (issue des blanches mains d'un des plus fins couturiers que le monde ait porté, mais simple néanmoins) et d'un pantalon noir (tout aussi élégant, mais sans autre particularité que son prix exorbitant). Quant aux mocassins, ils n'étaient même pas dignes d'être mentionnés.
En somme, ce qu'il avait de plus proche d'une tenue décontractée.

Oh, je te rassure, je n'écoutais pas aux portes, se défendit-il en levant les mains avant que la moindre accusation ait pu être formulée - la force de l'habitude, pourrait-on dire ; tout pour éviter un déferlement de violence précipité de sa part. Il en avait eu son compte récemment. D'autant qu'il n'y en a aucune dans les parages. Je m'étonnais d'entendre autre chose que les pleurs des damnés alors je suis venu jeter un œil, voilà tout. Est-ce ma faute si tu viens monologuer au fin fond d'une Prison ?

Ce qui, cependant, avait le mérite de le distraire de la charge de travail accumulée en son absence - quelques jours seulement, et pourtant assez pour qu'elle lui paraisse presque irrattrapable.

De toute évidence, le Garuda n'avait rien fait pour faire tourner la machine judiciaire infernale non plus de son côté ; il le lui aurait volontiers reproché s'il n'avait pas redouté que son nez - ou quelque autre partie de son anatomie à laquelle il tenait - n'en fasse les frais.
Pour autant qu'il sache, Kazuki n'avait que deux humeurs ; bougon et enragé. En tout cas, c'était peu ou prou toute l'étendue du répertoire émotionnel qu'il se rappelait l'avoir vu exprimer depuis qu'ils se connaissaient, ce qui faisait tout de même un certain temps désormais.
Ou peut-être était-ce tout ce qu'il lui inspirait lorsqu'ils étaient dans la même pièce.
Qu'importe ; cela ne l'en rendait pas moins agréablement prévisible. Mais s'il semblait pour l'heure pencher vers la première de ces deux options, il restait plus prudent de s'en assurer avant de se montrer un peu trop taquin. Juste au cas où.
En attendant, il se contenterait donc de tâter le terrain.

Je t'aurais bien demandé si c'est la guerre qui t'a secoué, reprit-il, passant une main dans sa chevelure, mais je t'ai déjà vu passer à travers deux ou trois dieux d'affilée et demander s'il en restait pour le dessert, alors ça m'étonnerait.

Ce serait un peu tard pour découvrir le stress post-traumatique  - ou même le traumatisme tout court, tant il y semblait hermétique ; c'était l'un de leurs rares points communs.
Il faillit évoquer la possibilité d'une peine de cœur, mais considérant les rapports - macabres - qu'il avait pu entretenir avec ses anciennes conquêtes, peut-être était-ce un terrain glissant tant qu'il ne serait pas au clair sur son état d'esprit. Plus tard, donc.
Pour l'heure, revenons-en au déicide.

Oh ! Je m'étonne d'ailleurs que tu te sois contenté d'Artémis, s'exclama-t-il, ressassant le bilan fait lors de la réunion d'état-major qui avait suivi les fameux événements. Je t'ai connu plus vorace. Non qu'elle ne soit pas appétissante, mais ce n'étaient pas les plats de choix qui manquaient. Feignant l’écœurement, il tira la langue. Je t'aurais volontiers laissé une part d'Athéna, c'est un peu trop corsé pour moi. Au moins, tu peux être sûr que je ne risque pas de me servir dans ton assiette. Enfin. Je suppose que ce sera pour la prochaine fois ?

Alessio plissa les yeux à la réponse de Kazuki. Celui-ci était étonnamment calme, et c'était assez pour savoir que quelque chose ne tournait pas rond. Quiconque le connaissait, ne serait-ce que de réputation, devait aussi savoir qu'il avait tendance à s'emporter facilement.
Pour l'avoir maintes fois vérifié par lui-même, que ce soit à ses dépens ou à ceux d'une tierce personne - cette deuxième méthode ayant sa préférence -, le Griffon savait que c'était encore un doux euphémisme. La colère de Kazuki était légendaire au sens premier du terme, en cela que ses répercussions n'épargnaient pas même les mythes personnifiés.

Inutile de dire, donc, que de le voir aussi passif, aussi détendu avait de quoi éveiller ses soupçons. À ce stade, il aurait normalement déjà dû être en train de l'étrangler - ou, à tout le moins, de pousser des grognements qui auraient fait rentrer même Cerbère dans sa niche.
Au lieu de ça, il semblait absorbé par une contemplation moins physique que spirituelle ; un état dont Alessio ne l'aurait, pour tout dire, pas cru capable. Après tout, pour se perdre dans ses pensées, encore fallait-il en avoir, et il avait peine à croire que les siennes aient - enfin ! - fini par dépasser le stade du « tout casser ».

C'en était presque triste ; il avait fini par y trouver un charme primitif, du moment qu'il n'en était pas la cible. Et s'il fut bien tenté d'investiguer les raisons de ce changement, une partie de lui pensa préférable de maîtriser sa curiosité, au moins pour un temps ; le pauvre bougre avait bien le droit à son jardin secret. Il se frotta les yeux, empêchant le Garuda de voir leur couleur dorée se teinter d'argent une seconde durant.

Moi ? Oh, pas grand chose. Je rentre de vac... D'une visite diplomatique chez les Marinas. Du pouce, il il désigna la direction d'où il venait - soit plus ou moins celle de l'entrée du Monde des Morts - par-dessus son épaule. Je profitais simplement du décor sur le chemin du retour avant de retourner m'enfermer dans mon bureau. Il y a visiblement beaucoup de retard à rattraper.

Il avait peu d'espoirs que Kazuki comprenne le message - il ne l'aurait sans doute pas fait en temps normal non plus -, mais ça ne coûtait rien d'essayer. Certes, il était à peu près sûr qu'il devrait repasser derrière lui pour corriger si son homologue se décidait à faire sa part du travail, mais au moins ferait-il montre d'un peu de bonne volonté. Il lui aurait bien proposé de ne faire qu'estampiller ce qui avait besoin de l'être pour limiter les risques, mais il n'était pas sûr que le mobilier résiste longtemps à ses coups de tampon enthousiastes.
...Ce qui, techniquement, pourrait aboutir à un chômage technique. Idée à creuser.

Pas que je sache, fit-il en haussant les épaules, portant à ses lèvres une cigarette sortie du néant. La dernière fois que je l'ai vu, c'était juste avant qu'il soit convoqué d'urgence au Tribunal Divin. Je ne sais pas ce qui s'y est dit, mais considérant que les légions angéliques ne sont pas venues enfoncer nos portes, je dirais que ça a dû bien se passer.

À supposer qu'une telle réunion puisse « bien » se passer au vu de ses enjeux, mais ce n'était de toute façon pas Hadès qui était - pour cette fois - sur le banc des accusés.
Il aurait aimé qu'Athéna doive payer d'une manière ou d'une autre pour les dégâts matériels causés lors de sa visite, mais hélas, les petites gens et leurs propriétés étaient souvent oubliés lors de pareilles procédures. Même les divinités infernales n'avaient pas eu l'air de faire grand cas de l'état de leurs logements de fonction, tout essentiels qu'ils soient à l'exercice de celle-ci.
Une chance qu'il ait eu la lucidité de se rembourser lui-même lorsqu'il avait encore la coupable sous la main : elle ne l'avait pas volé. Œil pour œil, pas vrai ?

Pourquoi ? s'enquit-il innocemment, la bouche pleine de fumée. Il s'est passé quelque chose ?

Kazuki ne manifesta pas d'intérêt soudain à l'idée de récupérer sa charge de travail ; il fallait s'y attendre. Si Alessio avait pleinement l'habitude de s'en occuper seul, depuis le temps, il ne pouvait parfois s'empêcher de se sentir comme un père célibataire dont l'ex-conjoint refuserait de reprendre la bureaucratique progéniture une fois venu son tour de garde. Enfin, s'il pouvait le convaincre en contrepartie de livrer à sa place les combats qui ne lui disaient rien, ce n'était pas si cher payé.

Si son tempérament semblait temporairement en sourdine - pour quelque raison que ce fut -, son éloquence, elle, n'avait pas changé. Kazuki avait toujours été homme de peu de mots. Le Griffon soupçonnait que ce soit parce qu'il n'en connaissait pas beaucoup, et que la plupart tournaient autour du champ lexical de la mort et de la destruction ; autant dire qu'ils n'avaient pas vraiment leur place autour d'une tasse de thé. Ou alors, c'était une tea party à laquelle il aurait été pour le moins curieux d'assister. Qu'importe.

Ce potentiel manque de vocabulaire ne l'empêcha toutefois pas d'évoquer plus en détails les raisons de son intérêt pour les récents agissements du sombre monarque. Pétri de sollicitude, le Griffon ne manqua pas d'accorder le plus grand intérêt à ce qui, à l'insu de son interlocuteur, s'avéra rapidement tenir de la confidence - et non des moindres.
La chronologie exacte des événements n'était pas claire - cela s'était-il produit avant ou après qu'il se rende avec lui auprès de leurs nouveaux alliés ? -, mais les faits évoqués n'en étaient pas moins troublants dans tous les cas.
Cette fois, son interlocuteur pourrait difficilement rater les éclairs d'argent qui zébrèrent l'or de son regard, le traversant comme un orage aussi rapide que violent ; si du moins il daignait cesser de lui tourner le dos dans l'espoir de se donner un air mystérieux, toutefois. Le silence fit peser son règne éphémère.

C'est... Préoccupant, en effet, finit-il par dire, la verve peut-être un peu moins réactive qu'à l'accoutumée.Et sais-tu si elle a pu en sortir depuis ?

Ne réalisant que tardivement que sa cigarette avait cassé entre ses doigts, il s'en débarrassa négligemment ; il pourrait toujours en créer une autre. Il secoua la tête et se racla la gorge pour reprendre ses esprits, mais il y avait dans son air affable une infime variation ; juste assez pour en être dérangeant. Compte tenu de la façon dont le Garuda percevait déjà sa compagnie, cela ne ferait sans doute pas grande différence pour lui et son apparente crise existentielle. Semblant ne savoir quoi faire de ses mains, il les fourra dans ses poches à défaut de mieux, un rien trop hâtivement.

Aussi archaïque et obsolète qu'il soit, j'ose espérer que ce tribunal ne condamne personne à exercer la violence conjugale, même si j'imagine que ce n'est pas si loin de leurs mœurs. fit-il avec une touche de fiel dans la voix. Et si c'est l'un de ses pairs qui s'en est pris à lui dans son enceinte, ils feraient bien de revoir leurs mesures de sécurité. Même si je ne sais pas ce qu'il faut penser de l'idée qu'un être de son envergure puisse être... Influencé si facilement.

Un dieu est-il encore un dieu, quand ce n'est plus lui qui tire les ficelles ?

C'est déjà ça, soupira-t-il, sans que l'on puisse dire si c'était de dépit ou de soulagement. S'il vient à se savoir que l'on séquestre nos propres divinités, imagine de quoi nous aurions l'air.

S'il n'avait pas pu juger lui-même du niveau de sécurité de cette « cellule », la description qu'en faisait le Garuda laissait penser qu'elle n'aurait pas été facile à ouvrir. Pour cela au moins, il lui faisait confiance ; si Kazuki laissait entendre que quelque chose était difficile à casser, c'est que cela l'était.
Après tout, il était expert en la matière.

Qu'il ait ou non véritablement tenté d'en forcer la porte - ou quelle que soit la forme qu'ait pu prendre son entrée -, c'était à n'en pas douter une solution qui lui aurait mieux convenu que de « mener l'enquête ».
Il convenait donc de se demander ce qui avait pu l'empêcher de recourir à sa méthode de prédilection - et, hormis un ordre direct de Perséphone, Alessio ne voyait guère que cela ; il ne pouvait pas passer en force, pour une fois.
Et la simple notion qu'il y ait encore des choses en ce monde qui puissent résister à la puissance brute de son confrère était aussi dérangeante que fascinante.

Il s'abstint toutefois de le lui demander pour en avoir le cœur net : non seulement ne voyait-il que peu de raisons de douter, mais s'il avait raison, cela ne servirait qu'à le mettre face à son échec - et donc à gâter son humeur, et le dialogue avec elle. Pour une fois qu'il semblait enclin à s'exprimer dans un autre langage que celui des poings, c'eut été contreproductif.

Toujours était-il que, de quoi qu'aient pu être faits les murs de cette divine geôle, il lui faudrait s'en procurer ; on ne sait jamais à quoi cela pourrait servir.
Et s'agissant de Perséphone... si même Kazuki avait été sensible à sa détresse - lui qui, dès que ça ne concernait pas ses conquêtes, avait une fibre émotionnelle équivalente à celle du caillou -, ce devait être qu'en effet, l'emprisonnement ne lui réussissait pas.
Quant à savoir dans quelle mesure exactement, sans doute faudrait-il savoir exactement ce qui avait conduit à un tel traitement et combien de temps elle avait dû l'endurer pour s'en faire une idée plus précise. Des informations que le Garuda n'avait semble-t-il pas - ou il était en droit d'espérer que, loquace comme il l'était aujourd'hui, il les aurait déjà données.
Vu sous cet angle, il pourrait presque se faire à ce changement d'attitude.

Plus étonnant encore, il avait une idée à proposer sur la manière de gérer ce qui, en tout état de cause, était une situation de crise ; désamorcée pour l'heure, peut-être - pourquoi et comment ? -, mais, jusqu'à preuve du contraire, susceptible de se reproduire. Qu'on ne vienne pas les blâmer de tenter de s'en prémunir. Mais voilà qui, là encore, constituait un changement bienvenu - si bien qu'il s'en serait presque voulu de devoir objecter.

Je ne sais pas s'il est judicieux d'aller leur en parler, à moins d'être absolument sûrs qu'ils sont déjà au courant. Si ce n'est pas le cas, Leurs Majestés pourraient ne pas apprécier que l'on fasse étalage de leurs... Querelles d'amoureux. Là encore, étant absent au moment des faits, il ne pouvait hélas que théoriser. Penses-tu qu'ils puissent ignorer ce qu'il s'est produit ?

Incarcérer Perséphone - surtout contre son gré - avait dû représenter une dépense d'énergie considérable ; trop pour qu'elle passe inaperçue. Le Dieu des Enfers était peut-être au sommet de sa force en son domaine, mais s'en prendre à une divinité laisse des traces.
Se pouvait-il que les Jumeaux - tout deux incarnés, aux dernières nouvelles - aient manqué cette dispute et les effusions cosmiques qu'elle avait dû engendrer ? Le Juge avait peine à y croire, d'autant plus si cela s'était déroulé aux abords d'Elysion, les enfants de Nyx étant connus pour y séjourner régulièrement. À n'en pas douter, une telle agitation si proche de leur « pied-à-terre » aura attiré leur attention... ?

Si tu en as l'occasion, je suppose qu'il pourrait être bon de... Sonder ce que le seigneur Thanatos a pu entendre. Subtilement. Bien sûr, il n'était pas sans se douter que ce terme n'avait pas la même signification pour eux deux - mais ça ne coûtait rien d'essayer. Je crois me rappeler que vous êtes... Proches, je suppose ? Pour autant que l'on puisse l'être de la Mort ; il fallait déjà le vouloir. Bref, tu es en meilleurs termes avec lui que je ne le serai jamais. Tu auras sans doute plus de facilités à vérifier s'il sait quelque chose.

Et surtout, le Faucheur n'était généralement pas le plus fin du duo, augmentant d'autant leurs chances de récolter des informations sans se faire prendre. Pour sa part, Alessio avait toujours eu plus d'affinités avec son frère, même si leurs relations s'étaient hélas détériorées avec le temps. Néanmoins, s'il devait approcher l'un d'entre eux en quête de détails, c'est encore auprès de celui-ci qu'il préférerait tenter sa chance ; cependant, il n'en était pas là.

Bref, gardons l’œil ouvert. Et l'oreille avec, tant qu'à faire. Je vais voir ce que je peux apprendre de mon côté. Il fit la grimace. Je veux bien entendre que tous les mariages ont leurs problèmes, mais j'aimerais éviter d'être une assiette qu'on jette à travers la pièce la prochaine fois que ça leur prend.

L'essentiel des informations transitant par les Enfers - qu'elles soient anodines ou capitales - passaient par lui à un moment ou à un autre ; ce n'était pas pour rien. Si devoir s'assurer que personne d'autre ne sache jusqu'à nouvel ordre lui compliquait quelque peu la tâche, ce n'était pas ce qui allait paralyser entièrement son réseau - sa toile. Laquelle avait bien profité de ses vacances pour se reposer, mais tout portait à croire qu'il était temps d'en étendre à nouveau les filets.

Je suppose que je ferais mieux d'y aller, conclut-il, conjurant une nouvelle cigarette sans encore l'allumer. Qu'on sache à quoi s'en tenir. Si c'est pour qu'on finisse par nous demander si on préfère rester avec papa ou maman, je ne sais pas toi, mais j'aime autant être au courant. Semblant presque pressé, il fit mine de se retourner pour partir, mais s'arrêta juste avant. Oh, pardon, tu avais besoin d'autre chose ?