Déprimant voyage [FB Velvet - Asbjörn]

Du haut de ses dix-sept ans, Asbjörn était confronté à de terribles épreuves qu'il avait bien du mal à traverser. En à peine une journée, il avait tout perdu de sa vie d'avant. Il erra pendant des semaines sur les routes en compagnie de Håkan, un homme imposant qui le prit son sous aile après l'avoir sauvé d'une mort certaine. Le garçon avait du potentiel selon lui. Un potentiel qui pourrait le mener à devenir l'un des nombreux protecteurs d'Odin, ou d'un autre dieu majeur. Il avait d'ailleurs été très surpris d'apprendre que le jeune homme savait déjà tant de choses sur ces fameux défenseurs de divinités. En particulier sur les Guerriers Divins, qui représentaient parfaitement les grandes qualités des hommes du nord telles que la ténacité et la rigueur, mais également l'amour certain qu'ils éprouvent pour la boisson alcoolisée, bien qu'évidemment tout le monde n'est pas à mettre dans le même sac, comme le savait Asbjörn.

L'apprentissage oral allait du petit déjeuner du matin jusqu'au repas du soir, tous les jours, qu'il vente, qu'il pleuve, ou – comme c'était le plus souvent le cas – qu'il neige. Mais le nouvel apprenti de Håkan n'était pas très attentif et s'enrhumait constamment. Le stock de mouchoirs avait été vidé avant même leur arrivée à destination, et le jeune homme aux cheveux bleus dû donc se résoudre à renifler ou à éjecter la morve de ses narines directement sur le sol gelé. Ses dents claquaient sans arrêt, ses paupières étaient presque jointes et statiques, et ses mains ne cessaient d'astiquer de l'épaule au coude ses bras maigrelets pour se réchauffer. Interrompu toutes les cinq minutes par des éternuements, Håkan commençait à se sentir las. Encore plus lorsqu'il demandait à son élève de répéter la phrase qu'il venait de prononcer sans qu'il puisse en être capable. La colère aurait pu l'envahir à maintes reprises, mais chaque fois qu'il tournait son regard vers le jeune Asbjörn afin de lui mettre une tape derrière la nuque, il ne voyait qu'un triste bonhomme, à peine adulte, larmoyant et désespéré. Il ne pouvait s'y résoudre, et répétait simplement sa phrase lui-même.

À leur arrivée dans un village frontalier d'Asgard, Håkan décida de passer à la pratique. La théorie avait bien assez duré, et il pensait fermement que bousculer un peu le garçon ne pouvait lui faire que du bien. Malheureusement il n'en fut rien. Après des démonstrations, des demis-essais, et de multiples abandons, le maître s'aperçut qu'il ne servait à rien de persister. « La déprime aurait dû lui être passée depuis longtemps » s'était-il dit.
Tard le soir, dans l'auberge où les deux hommes passaient la nuit, Håkan ne dormait pas. Il réfléchissait à la solution qui pourrait le débloquer de cette situation, alors qu'il entendait son apprenti soupirer régulièrement dans son lit.
Le lendemain matin, Asbjörn eut seulement le temps de s'habiller et de mâchouiller un morceau de pain de seigle quand son maître fit irruption dans la chambre. À grandes enjambées, il rejoignit le jeune homme à la crinière bleue, puis lui adressa un large sourire.

-Mon garçon, dépêche-toi de finir de manger et prépare ton sac ! Nous partons d'ici !

Cette soudaine envie de s'en aller rendit Asbjörn très confus. Il ne comprenait pas la raison pour laquelle il avait fait un si long voyage jusqu'ici pour repartir à peine quelques jours plus tard. De son côté, Håkan était persuadé que son disciple avait le mal du pays, et qu'un changement d'air lui ferait le plus grand bien. C'est pour cela qu'il avait décidé de partir visiter d'autres contrées, en évitant soigneusement de repasser par Stockholm, et dans une moindre mesure, les pays du Nord de l'Europe.
C'est ainsi qu'ils partirent tous deux en direction de la Grèce. Traversant plusieurs pays, prenant toujours le chemin le plus long, ils ne prirent toutefois guère le temps de faire du lèche vitrine ou autres réjouissances. Leurs escales ne duraient qu'une nuit, ils repartaient toujours le matin suivant, sans se retourner. La moitié du chemin fut faite en quelques mois, le formateur espérait de tout son cœur que cette dépense d'énergie et de vivres ne serait pas veine.
Sur une route en Slovaquie, Håkan sifflotait joyeusement, mais Asbjörn affichait continuellement la même trogne triste dégoulinante de désespoir. Sans en tenir compte son maître continuait de chantonner et ramassait les baies qui fourmillaient dans les arbustes environnants. « Bientôt, nous serons en Hongrie. » dit-il tout sourire en dégustant les fruits.


La Hongrie. Une terre que le Saint Empire Romain a possédée pendant très longtemps. Lors du séjour de nos deux voyageurs en ces lieux, c'est l'empereur François Ier qui régnait. Un français, héritier de multiples terres « grâce » à des maladies mortelles qui ont emporté frères, sœurs et cousins. La paix était présente comme rarement, une aubaine pour profiter de ce que le pays avait à offrir. Et justement, c'est à Buda, la capitale, que Håkan venait d'apprendre à son jeune élève qu'ils allaient devoir séjourner ici de façon indéterminée.
Tournant la tête de tous les côtés, l'ancien Guerrier Divin semblait très préoccupé. Il se gratta le crâne en réalisant une moue prononcée.

-Toutes ses boutiques sont vraiment hors de prix. Ce n'est pas ici que l'on va pouvoir faire le plein de nourriture et faire réparer ma botte, bougonna-t-il en pointant du doigt son soulier troué. Le peu d'argent qui nous reste ne nous permettra pas d'aller beaucoup plus loin pour le voyager aller. J'ai mal calculé mon coup... Quel dommage. (Il soupira fortement.)

Asbjörn resta muet. Ses yeux à demi-clos se baladèrent sur les façades de bâtiments, les vitres lui renvoyaient son image d'homme attristé et fatigué. Håkan regardait le jeune garçon avec lassitude. Totalement démuni, il serra des poings en observant le ciel se voiler de nuages grisâtres. Il soupira une fois de plus, puis continua sa marche. Il prit tout d'abord une allure vive pour échapper à la pluie qui s'annonçait, mais ralenti immédiatement dès lors qu'il s'aperçut que son compagnon de voyage traînait des pieds derrière-lui. Mais cette fois-ci pas le temps de gamberger. Une fois à sa hauteur, il l'attrapa par le col et le tira vigoureusement pour accélérer sa cadence sous le regard incrédule des passants. C'est qu'il ne tenait pas à courir le risque qu'Asbjörn tombe malade, dans son état, il aura peut-être pu en mourir, qui sait ?

Bien au chaud dans un piteux hôtel trouvé dans une rue malfamée, ils purent s'asseoir sur leurs lits grinçants et délabrés. Håkan retira le drap posé sur le fin matelas de paille pour constater son état. Les nombreuses déchirures le parsemant lui laissaient songer qu'il allait passer une très mauvaise nuit. L'oreiller tout aplati n'augurait rien de bon non plus pour ses cervicales. « Au moins nous sommes au sec. C'est toujours ça de pris, j'imagine... » pensa-t-il. Asbjörn, alors qu'il allait dormir sur un lit encore moins confortable, n'en avait cure. Allongé, les mollets posés sur l'extrémité de la trop petite plaque de bois qui lui servait de matelas, il fixait le plafond, plongé dans ses pensées. Tout à coup, il ouvrit la bouche.

-Håkan ?

-Tiens, tu daignes enfin m'adresser la parole. J'ai presque cru que tu avais avalé ta langue au cours du dernier repas, répondit-il sèchement.

-Pourquoi as-choisi la Grèce comme destination ? continua le jeune homme sans prendre compte de la réponse de son interlocuteur.

-Parce que c'est un pays magnifique, paraît-il, grommela le maître. L’architecture, le panorama, les champs immenses, la nourriture, les thermes, reprit-il plus sereinement. J'aurais voulu y arriver au printemps, pour que sa splendeur te fasse oublier tes soucis. Je voulais trouver le moyen de produire le déclic nécessaire pour que tu remettes à vivre, Asbjörn... Et puis c'est aussi un pays où je ne suis jamais allé, si cela compte dans les arguments concernant mon choix. De toutes façons, c'est à oublier maintenant, nous n'avons plus suffisamment de monnaie. Tout juste assez pour le voyage retour. Demain, j'irai dans un village voisin pour faire réparer ma botte et acheter de quoi nous sustenter. La capitale est belle, mais tout est à un prix exorbitant. (Il prit une pause.) Pendant ce temps tu pourrais visiter la ville. Découvrir les œuvres qu'elle renferme, en apprendre plus sur la culture hongroise, te risquer à goûter leurs mets. (Il décrocha une petite bourse de son ceinturon.) Tiens, prends. Mais ne dépense pas tout hein ?! Sois raisonnable. Tu ne t'inquiéteras pas si tu ne me vois pas à ton réveil, je partirai à l'aube.


Comme annoncé la veille, Håkan était absent au petit matin. Asbjörn se leva difficilement, une douleur lancinante lui traversait le dos. Il s'étira du mieux qu'il pouvait pour faire passer ses maux, puis jeta un œil dans la ruelle sombre. Des fines gouttelettes s'écoulaient le longs des tuiles et pendaient le long des gouttières avant de s'écraser sur le sol pavé. À travers les trous de la charpente usée, le jeune homme pouvait voir le ciel d'un bleu éclatant accompagné d'un soleil lumineux.

Après un brin de toilette, il se vêtit convenablement d'un pantalon de lin beige et d'une chemise de coton marron. Ignorant les yeux qui se posaient sur lui dans l'allée juxtaposant l’hôtel miteux, il rejoignit la grand-place de la ville. Fourmillante de gens de divers statuts sociaux, il était facile de s'y perdre, ou de faire connaissance avec quelques personnalités intéressantes. Les étals étaient nombreux. Voulant faire plaisir à Håkan, et désireux de sortir de sa déprime, Asbjörn s'en alla scruter les différents objets posés sur les comptoirs des artisans.

Une grande ténébreuse aux yeux de braise déambulait au beau milieu de la grand-place de cette ville d'Hongrie. Qui était-elle et d'où venait-elle ? Hé bien, il s'agissait de deux questions qui trouvaient assez simplement une réponse. Son nom était Velvet Crowe. Fille au passé plutôt tumultueux, bien que très calme depuis plusieurs années, provenant d'Autriche. Enfin, ça.. ce sont ses racines. Dans le cas présent, la demoiselle avait quitté le Japon, il y a de cela plusieurs mois. Elle avait décidé d'accomplir un long voyage afin de trouver des réponses à ses questions et dans le but, également, de retrouver cette tête de mule de Silfrid. Aucune nouvelle de lui depuis le drame qui s'était produit avec Atlas. Le jeune homme avait quitté presque immédiatement les lieux sans en avertir ses sœurs et Velvet. Il n'avait rien laissé dernière lui et c'était un comportement qui avait le don d'agacer notre belle demoiselle.

Quoi qu'il en soit, Miss Crowe, qui se savait Autrichienne, avait décidé, entre autre, de fouler à nouveau la terre de ses ancêtres. Ne sachant pas ce qu'elle pourrait y trouver, elle se disait au moins qu'elle pourrait voir ce pays qui était normalement le sien mais auquel elle n'éprouvait aucun attachement. Son voyage l'avait donc menée jusqu'en Hongrie, pays limitrophe de sa destination. Il ne manquait qu'un pas pour toucher le but.

Comme à chaque escale, et comme elle n'était nullement riche, la jeune femme perdait du temps ; aussi bien pour se reposer que pour trouver des petits boulots par-ci par-là. Dépanner les gens afin d'avoir de quoi se sustenter et loger le long de son voyage, voilà comment elle s'y prenait. Très franchement, elle avait plutôt de la chance, même si parfois son air peu amical pouvait la faire passer à côté de certaines occasions. Mais ! Le fait d'être une femme, et une plutôt belle femme, lui donnait quand même l'avantage la plupart du temps.

Mais revenons à nos moutons !
Velvet se promenait donc sur cette place, sa nouvelle étape. Plusieurs heures de voyage avaient été faites mais avant de chercher un endroit où se reposer, elle préféra profiter du beau ciel beau. En effet, le temps n'avait pas été clément au cours des derniers jours et il avait rendu le voyage plutôt fastidieux.

*Sympa...* pensa-t-elle en regardant quelques petites poupées sculptées et peintes.

Puis, elle regarda autour d'elle. Ses yeux, ou plutôt son visage tout entier, montrait clairement la fatigue mais, pourtant, Velvet ne paraissait pas être le genre de personne à se plaindre. On pouvait le voir au premier coup d’œil.

Tout en longeant un des nombreux comptoir, ses yeux se posaient sur les différents visages qu'elle arrivait à distinguer. Depuis toujours, la ténébreuse aimait observer les expressions et les réactions d'autrui. La plupart du temps, les gens n'exprimaient rien ou semblait plutôt fermés quand ils se déplaçaient seuls. Ensemble, ils souriaient, s'énervaient, s'étonnaient... Et c'était également valable pour les enfants.

Alors que ses yeux se posèrent sur un visage en particulier, la demoiselle se déséquilibra et son bras vint s'appuyer sur le comptoir d'un artisan. Sous son poids, la frêle table se retournant, laissant tomber au passage toutes les marchandises du pauvre homme. Sa réaction première fut l'énervement, normal. Il venait de perdre ses tomates et autres fruits.

"Mais tu peux pas faire attention ! Regarde, à cause de toi, tout est fichu ! J'espère que tu as de quoi payer les dégâts !"

Il se mit à crier sur Velvet qui ne releva que très peu ses paroles. A vrai dire, la demoiselle regardait ses mains tremblotantes en se disant qu'elle était à sa limite. Ce détour avait été une mauvaise idée.

« Quelle horrible poterie ! » pensa-t-il en effleurant des doigts la surface poreuse de l’œuvre. « La courbe est irrégulière, c'est vraiment du travail bâclé. Et ses trous la rendent complètement inutile ! On ne peut y stocker de vin, et pas moyen d'y entreposer ne serait-ce qu'une rose, elle fanerait bien trop vite en l'absence d'eau à boire. Tss... Je ne comprendrais jamais les artistes. Liv me répétait sans cesse... Hmm, mieux vaut ne pas ressasser tout cela. » Il retira sa main des pots d'argile et se préparait à partir lorsqu'il fut interpellé par le marchand d'art.

-Alors ? Comment trouves-tu mes chefs-d’œuvre ? C'est du bel ouvrage, hein ? J'ai mis une journée entière pour faire celui-là. Oh, et puis celui-ci m'a vraiment donné du fil à retordre, les trous ne se faisaient pas aussi gros que je voulais les faire. Chaque fois que j'essayais de les élargir, le tout s'affaissait pour ressembler à de la bouillie ! Aaah, celle-ci n'avait pas l'air comestible par contre ! Haha, elle est bonne, non ? Tu l'as comprise au moins ? De la bouillie d'argile comestible ! Hahaha !

Difficile de décrire avec exactitude la forme que prenait le visage d'Asbjörn. C'était un fin mélange de gêne, de condescendance et d'un peu pitié. « Ce blagueur a l'air d'être heureux, c'est ce qui compte... », se dit-il avant d'esquisser un faible sourire comparable à celui d'un poisson blob fraîchement remonté du fond de l'océan. Hélas, l'artiste, heureux de sa performance humoristique, n'en resta pas là, commençant à lui raconter le début d'une boutade que l'ami d'un ami de son père, qui le tenait lui-même de sa grand-mère maternelle, lui avait appris. Baladant son regard à droite à gauche, le futur asgardien cherchait un moyen de se débarrasser de son nouvel ami.

Ce fut un bruyant fracas suivit d'une dispute qui lui permit de se libérer. Quand le joyeux luron détourna les yeux vers la source du bruit, il s'éclipsa habilement, discrètement, et se fondit dans la foule. Alors qu'il n'était encore qu'à quelques mètres de lui, Asbjörn pouvait le voir, une main sur la hanche et l'autre collée sur son front en guise de visière, en train de se demander où était passé son si charmant public. Finalement le marchand haussa les épaules et retourna derrière son étal, non sans une triste grimace. Soufflant de soulagement, le suédois se fraya un chemin parmi les gens du peuple qui s'amassait autour de l’événement malheureux.

À priori, l'objectif était de dépasser ce spectacle ridicule pour éviter d'être pris dans cette masse de curieux avides de commérages, et surtout afin de ne pas être repéré par l'artiste aux poteries hideuses. Toutefois, ce plan fut sabordé lorsqu'il s'aperçut de la véhémence de la victime. Le primeur s'acharnait sur la demoiselle qui avait malencontreusement renversé ses marchandises. Il en aurait sans aucun doute été autrement s'il avait passé ses nerfs sur un homme, Asbjörn n'était pas un garçon qui s'immisçait entre n'importe quel différent pour le régler. Non, il ressemblait plus à celui qui passait son chemin en espérant ne pas être emporté dans la bataille.

La charmante brune ne paraissait pourtant pas avoir besoin d'aide. De par son faciès, on pouvait déduire qu'elle n'avait cure de tout ce que lui hurlait le marchand diffamant. D'abord sûr de lui, Asbjörn sembla instantanément percevoir la nonchalance de la jeune femme, ce qui lui fit perdre tous ses moyens. Bien sûr, il avait compris qu'elle n'attendait absolument pas qu'on lui prête main-forte. De preux chevalier, il se transforma en un timide jouvenceau. Mal à l'aise, il se gratta la tempe de son index. Rouge de honte, il tenta tout de même de faire bonne figure, alors que des chuchotements se faisaient entendre dans la foule réunie en cercle autour des trois protagonistes.

La vue des tomates écrasées sur le sol encore trempé de la veille ne lui donna pas l'envie de le traiter de menteur ou même de le contredire, la jolie brune avait en effet gâché une partie de sa récolte. L'idée de le rembourser germa dans son esprit mais la vision d'Håkan le réprimandant eut tôt fait de lui faire changer d'avis. Il porta simplement la main à sa ceinture et argumenta contre l'enragé comme il pouvait.

-Je vous en prie, monsieur, ne vous donnez pas en spectacle, cette personne ne l'a certainement pas fait exprès. Voilà ce que je vous propose, je n'ai pas de quoi vous rembourser sur moi, mais je reviendrais demain à la même heure pour rembourser tout ce que vous avez perdu. Est-ce que cela vous convient ?

Jetant un œil à la brune derrière-lui, il remarqua ses tremblements, puis se pencha vers elle, l'air innocent.

-Vous allez bien ?

Alors qu'un amas de personnes venait de se greffer autour de l'étal du primeur, l'une d'elles sortit du lot en prenant la parole. C'était bien la seule personne qui osa parler un peu plus fort pour faire autre chose que la montrer du doigt. Bien que les chuchotements maladroits, ou pas, de la plupart des passants ne la touchaient pas, elle trouvait quand même cela déplacé. Ici, ce jeune homme avait le cran de s'interposer et de proposer son aide en plus de ça. Il fallait avoir un certain culot et, également, être doté d'une grande gentillesse.

Pendant que l'inconnu proposait un marché au marchand, Velvet leva la tête pour voir à quoi ressemblait le minois de son "sauveur". Il était effectivement jeune, comme elle l'avait soupçonné en entendant sa voix. Sa longue chevelure bleutée était particulière, elle ne manquait pas de style. Mais passons, ce n'était pas vraiment sur cela que la belle brune s'arrêtait ; elle était davantage intriguée par ce que l'inconnu disait au primeur. Le rembourser lui-même ? C'était un peu fou...

"Mais bien sûr mon garçon... Et tu crois vraiment que je vais croire tes sornettes ? Qui me dit que tu viendras bien demain !?"
*Il a raison le vieux..."

Alors qu'elle était en pleine réflexion, elle se rendit compte que le jeune homme s'était penché vers elle.

"Euh.. Oui-oui !"

Histoire de ne pas se faire davantage remarquée, la ténébreuse se releva, non sans tanguer un peu. Puis, elle frappa sur ses vêtements, histoire d'enlever la poussière qu'ils avaient pris au sol. On ne pouvait pas dire qu'elle était superbement présentable, mais c'était suffisant ! Vêtue d'un pantalon noir et d'un col roulé rouge, elle passait plus ou moins inaperçue, surtout avec son manteau noir par-dessus. Son objectif était de ne pas trop attirer le regard dans le but de ne pas être dérangée dans son voyage. Malheureusement, on ne choisissait pas son visage... C'était souvent pour ça qu'on l'abordait et, très souvent, pour de mauvaises raisons.

"Alors ! Qu'est-ce qu'on fait pour ma marchandise, Mademoiselle ?"

Miss Crowe se tourna vers le grand gaillard d'un air totalement neutre et lui dit simplement :

"Une minute."

Elle déposa son gros sac à dos au sol et se mit à fouiller dedans. Il contenait diverses choses ; des vêtements, une bouteille, un peigne, un gobelet, un petit quelque chose de plutôt brillant qui semblait être un knife mais son passage fut assez bref et... finalement, un portefeuille. Tout en se redressant, la demoiselle se mit à ouvrir l'objet en question et en sortit tout ce qu'elle avait ; c'est-à-dire assez peu.

"Voici tout ce que j'ai sur moi."
"C'est tout ?"
"Absolument."

Elle se tourna vers l'inconnu et lui dit, plus bas.

"Ce n'est pas à vous de payer pour mes erreurs... En plus, aucune personne sensée ne vous croirait les yeux bandés. Tout le monde penserait que vous essayer de le duper."

D'un coup, le marchand prit l'argent se trouvant entre les mains de la jeune fille.

"Déguerpissez et que je ne vous revois plus tourner aux abords de mon étal !"

La jolie brune allait bien, mais le primeur n'était pas né de la dernière pluie. En effet, son travail lui permettait d'être en contact avec beaucoup de gens différents, nul doute qu'il avait déjà vécu ce genre d'arnaque au moins une fois. C'est donc sans hésitation qu'il repoussa l'offre du suédois, non sans un certain manque de respect. La jeune femme dû alors donner toutes ses liquidités afin de rembourser le marchand de légumes. Celle-ci se dirigea ensuite vers le futur asgardien, confirmant que les soupçons du bonhomme avaient des raisons d'être. Immédiatement, la malheureuse victime, veuf de ses tomates, prit l'argent puis ordonna aux jeunes gens de déguerpir.

« Évidemment que je n'avais pas l'intention de revenir. », pensa Aaren. « Qui voudrait donner un sou à un type pareil ? »

Déterminé à racheter son honneur, toujours dans son rôle de bienfaiteur, Asbjörn grimaça et fronça les sourcils, tentant de convaincre la foule avec un jeu d'acteur qui n'était toutefois pas très convaincant, mais suffisant pour les simples d'esprit. Il porta la main sur son cœur en reculant d'un pas.

-Moi ? Vous me suspectez d'être un de ces voyous qui n'ont aucune parole ? Vous osez me comparer à un menteur qui n'aurait pas de honte à s'afficher devant une aussi grande foule et à tenir la promesse de vous rembourser ? Vous me calomniez sur la place publique alors que je n'ai aucunement l'obligation de vous racheter votre stock perdu ! Vous qui n'avez cure que de vos quelques tomates écrasées ? Vous qui agressez cette demoiselle sans même vous enquérir de son état ? Et vous vous dites commerçant ? Vous n'avez aucun droit sur ses terres, vous n'avez aucun droit de nous congédier de la sorte ! Vous devriez avoir honte ! S'il y a bien un voyou ici, c'est vous, cher monsieur !

Son visage prit un air encore plus furieux. D'un pas lourd, il se fraya un chemin dans le public sans attendre la moindre réponse de l'individu insultant. Au fond de lui, il espérait que tout le monde se rebellerait contre le primeur, mais une seconde de plus ici l'aurait possiblement mis dans le pétrin vis-à-vis de la police locale. Asbjörn lança un dernier regard compatissant à la jeune femme, puis poursuivit sa route vers des ruelles moins bondées. Celles-ci étaient remplies de magasins étranges qui donnaient un sentiment d'insécurité aux touristes qui passaient à côté. Le suédois senti un frisson parcourir son échine. Curieux, il pénétra tout de même dans l'un de ces bâtiments. Toujours dans le but de se vider la tête.

Le vendeur, ridé et dégarni, n'était pas très rassurant. Ses goûts vestimentaires ne penchaient pas du côté de la sobriété ou des couleurs vives. C'était l'exact inverse. Une chemise jaunie par le temps couvrait ses minces épaules, surmontée par un gilet auquel la chute d'un bouton ne tenait plus qu'à un fil. Son pantalon autrefois noir se teintait à présent de gris, décousu au niveau de ses frêles mollets et équipé de bretelles qu'il laissait pendouiller le long de ses jambes arquées. Mais l'élément le plus surprenant de sa tenue restait sans conteste ses petites lunettes rondes aux verres fêlés. D'après Asbjörn, impossible qu'il puisse y voir à travers. Du coin de l’œil, le vieil antiquaire parut toutefois dévisager son client sans lui adresser un mot.

Guère enthousiaste de se retrouver dans pareille boutique, Aaren concentrait son attention sur les comptoirs où trônaient divers objets recouverts de poussière et de toiles d'araignée. Peu intéressé au premier abord par les quelques babioles abîmées, il finit par poser longuement les yeux sur un pendentif en fer rouillé. Soudain, son épaule fut agrippée par une main aux doigts crochus dont les veines vertes et gonflées étaient parfaitement visibles. Le vieillard, mesurant deux têtes de moins que lui, levait le menton pour le scruter de ses yeux globuleux.

-Une de mes plus belles pièces, prononça-t-il dans une pluie de postillons. Il vaut son pesant d'or, je peux vous l'assurer. Il fait forte impression dans les soirées mondaines du nord de l'Europe et...

Asbjörn ne l'écoutait plus. Le regard fixé sur l'objet, il coupa la parole de l'antiquaire.

-Combien ?

Surpris, le vieillard retira sa main de l'épaule du garçon, puis lui indiqua son prix. Sans marchandage, le futur asgardien déboursa ce qu'il fallait et s'en retourna vers l'auberge où il logeait, lustrant consciencieusement son nouveau bien à l'aide d'un morceau d'étoffe.

Accoudé sur une table branlante, il observa sans discontinuer le pendentif qui se balançait au bout de son index. De petits vaisseaux sanguins se dévoilaient dans le blanc de ses yeux noyés de larmes. Reniflant bruyamment et régulièrement, il était certainement la cible de nombreux quolibets que s'amusaient à hurler les piliers de bar en riant abusivement. Mais lui n'entendait rien. Dans sa bulle, il leva seulement la main pour interpeller l'une des serveuses afin de remplir sa coupe, les prunelles encore rivées sur le petit cheval à huit pattes qu'il tenait entre ses doigts.

« Sleipnir... Liv... »

Alors que Velvet pensait que toute cette histoire s’achevait enfin - elle s'était même déjà retournée pour ne plus avoir à regarder la tête du vendeur - le jeune inconnu s'offusqua et commença un monologue sur sa façon de pensée. Miss Crowe souleva un sourcil en assistant à la scène car, en effet, le garçon avait attiré encore plus de monde. Les chuchotements allaient bon train et certains spectateurs se mirent même à lancer de petits répliques comme :

"Ouais, il a raison le p'tit !"
"Un peu de délicatesse !"
"Non mais, il a quand même perdu toute sa marchandise !"
" Et alors ? L'autre jour, il m'a vendu une tomate avariée ! Ce n'est que juste retour des choses !"

Les yeux de la demoiselle se mirent à voyager entre les différents visages plutôt en colère de la foule. Tous ne donnaient pas raison au Suédois, mais ce qui était sûr c'est qu'il avait attiser le feu. D'ailleurs, où était-il passé ?

"Hm ?"

Velvet tourna la tête à gauche, puis à droite mais plus une trace de son sauveur ! Il en avait profité pour filer ? Sans s'attarder davantage, la ténébreuse fit de même, se faufilant entre les personnes afin de quitter cet endroit. Une fois plus loin, elle poussa un petit soupir. Ce regard qu'il lui avait lancé était la dernière chose dont elle se souvenait. Il était sans doute parti juste après ça car c'était ce qui ressemblait le plus à des "au revoir".

*Quelle étrange personne...*

A vrai dire, elle n'avait pas du tout compris ses intentions. Pourquoi avait-il décidé de dire tout cela au primeur pour après s'en aller de la sorte ? En plus, la jeune femme n'avait même pas eu le temps de le remercier pour son aide. Tant pis ! Il existait des moments comme celui-ci dans la vie ; où l'on n'a pas la situation entre nos mains et où l'on ne peut qu'assister à ce qui se produit.

A présent, il fallait que Velvet se concentre à nouveau sur son objectif le plus pressant, c'est-à-dire trouver un endroit pour passer la nuit ainsi qu'un travail ! Du coup, sans plus tarder, elle se mit à la recherche de lieux à qui elle pourrait offrir ses services. La princesse Autrichienne ne tarda pas à essuyer plusieurs refus. Certains n'avaient pas besoin de main d'oeuvre, d'autres n'étaient pas emballés par l'idée d'embaucher une fille qui n'était là que de passage.

Sa course prit fin à l'auberge dans laquelle elle allait tenter de passer la nuit. A l'accueil, la jeune femme s'accouda au comptoir, juste le temps que la réceptionniste se libère. Ses yeux se posèrent alors sur une petite affiche accrochée au mur, juste derrière le comptoir. Apparemment, on cherchait des personnes pouvant tenir le service à table.

*Pourvu que cette fois ce soit la bonne..*

Au retour de la réceptionniste, la jeune femme proposa ses services, qui furent immédiatement acceptés. Ah ! Enfin un peu de justice ! Résultat des courses ; elle avait un endroit où loger ainsi qu'un travail pour le reste de son séjour sur place.

La voici plus tard, elle avait pris la peine de se laver et de changer de vêtements. La réceptionniste lui avait confié des habits plus sombres et passe-partout : une petite chemise blanche surmontée d'un col noir ainsi qu'un pantalon de la même couleur. Autour de sa taille était accrochée une sorte de sacoche servant à ranger la monnaie des clients. Pour que ce soit plus pratique, elle s'était également attaché les cheveux. Une tresse interminable descendaient donc le long de son dos.

Le premier service débuta sans encombre. Elle n'était pas à son premier petit boulot dans ce domaine et on pouvait même dire qu'elle gérait bien. Les mains se levaient les unes après les autres, les boissons et autres plats défilaient également. Tout semblait totalement ordinaire jusqu'à ce qu'elle s'approche d'un client assis tout seul. Avant même d'être arrivée à lui, Velvet reconnut le jeune homme qu'elle avait rencontré cet après-midi. Quelle coïncidence ! Finalement, les remerciements auraient bien lieu ? Complètement absorbé par ses pensées multiples, l'étranger ne remarqua pas que la serveuse n'était autre que la jolie brune et ça, elle l'avait bien compris. D'une voix calme et plutôt douce, Velvet lui demanda :

"Que puis-je vous offrir en guise de remerciement ?"

Un sourire discret se dessina sur ses lèvres.

"Vous êtes seul ?"

Pourquoi venir manger tout seul à l'auberge ? Plusieurs possibilités s'offraient à elle ; il n'était pas de la région et voyageait seul. Il n'était pas de la région et voyageait avec quelqu'un qui se trouvait actuellement aux toilettes. Il n'était pas de la région et voyageait avec quelqu'un qui l'avait planté là et voilà pourquoi il tirait cette tête. Quoiqu'il en soit.... il n'était pas du coin !

La journée n'avait pourtant pas si mal commencé, mais la vue d'un bijou – sacrément moche, soit dit en passant – avait suffi à le convaincre de sombrer dans la bouteille. Cela lui promettait un futur flou et douloureux, car on pouvait le comparer à une gigantesque éponge sèche avide de s'hydrater, sans compter qu'il était l'homme tenant le moins bien l'alcool sur Terre. Malheureusement, il était décidé, et c'est sans hésitation qu'il leva la main pour appeler l'une des serveuses. Gardant le nez pointé sur le pendentif, il ne vit du coin de l’œil qu'une silhouette dont les contours étaient difficilement discernables. Alors que de sa voix triste il s'apprêtait à passer commande, la jolie jeune femme lui coupa l'herbe sous le pied. Détournant son attention du petit cheval octupède (#néologisme), il parut mettre un instant avant de reconnaître la demoiselle de la grand-place. Habillée de l'uniforme des travailleurs de l'auberge, elle souriait en proposant de lui offrir un rafraîchissement pour le remercier. Il secoua la tête en signe de négation, et s'efforça d'argumenter malgré sa gorge nouée.

-Impossible pour moi d'accepter ce cadeau. Ce devrait être à moi de vous offrir quelque chose, je n'ai malheureusement pas pu vous empêcher d'être importunée par ce marchand de primeurs, et vous avez dû le rembourser. (Il se gratta le dos de la main.) Même si la demande de dédommagement était légitime, elle implique tout de même d'être un minimum diplomate, ce que n'était clairement pas ce pauvre monsieur aux propos injurieux. Selon moi, une personne qui ne s'attarde que sur ses biens personnels et non sur ses concitoyens ne mérite aucune compensation, quand bien même il subit un préjudice.

Asbjörn enroula la ficelle du bout de métal rouillé entour de son poignet. Il le contemplait sans oser le toucher, ne l'effleurant que du bout de ses doigts fins. Ses pensées étaient obstruées par de nombreux souvenirs pesants et morbides, mais également par d'autres plus engageants. Mais qu'importe, car le ressentit restait le même. Son cœur se serrait dans sa poitrine, la douleur remontait le long de son cou, redescendait dans ses vertèbres et embrumait son cerveau. La volonté de pleurer toutes les larmes de son corps était bien là, entremêlée à la lassitude de cette même envie. Il l'avait déjà fait, des mois et des mois durant, à tel point qu'il se demandait s'il lui restait la moindre goutte d'eau, ou s'il allait mourir de déshydratation. Mais lui restait-il seulement la soif de vivre ? En cet instant, il était catégorique. Seule la mort l'accompagnait jour après jour.

-En effet, dit-il d'une voix légèrement enrouée. Je suis seul. Seul avec mon sombre passé, noyant mon chagrin dans des boissons alcoolisées dont le goût me retourne l'estomac, tout en ayant la mystérieuse sensation que celui-ci ne me réclame que ça. Je lui obéis donc à contrecœur, sachant que ma mémoire n'enregistrera que la peine, et que mon crâne me donnera la sensation d'être pris dans un étau pendant des heures. Au moins pendant cette heure d'ivrognerie, les morts me laisseront en paix. « C'est bien la moindre des choses », doivent-ils se dire...

Ses lèvres s'étirèrent en un vague sourire tandis que ses yeux trahissaient l'immense tristesse dont il était victime. Soudain, il sembla prendre conscience de l'étrangeté de l'instant. Il refoula un sanglot avant de reprendre.

-Voilà une des raisons qui expliquent ma solitude, vous ne croyez pas ? Mes confessions procurent l'angoisse, car personne ne parle de ses souffrances passées avec un inconnu. Et tout cela est parfaitement normal, parce que le comportement des gens est dicté par une convention sociale qu'ils respectent à la lettre, et dont ils n'osent s'affranchir par crainte d'être incompris et rejetés par leurs congénères. Soit, si les citoyens se portent bien comme cela, qu'il en soit ainsi. Mais une question reste toutefois en suspens : à qui se confie celui qui a tout perdu ? Tout ce que je sais, c'est que personne ne m'a approché depuis que je me suis installé sur cette chaise grinçante, devant cette table bancale. Ni les clients, qui picolent en tendant un œil qu'ils croient discret dans ma direction, ni les propriétaires de l'établissement qui chuchotent à voix haute leur désir de me mettre dehors avec pertes et fracas.

Il sourit franchement, puis se redressa. Son expression amicale était à l’opposé du visage morne qu'il avait arboré durant tout son monologue.

-Excusez-moi de m'être confié à vous si ouvertement, même si je vous ai épargné les détails. Après ce marchand, c'est moi qui vous importune, j'ai fière allure de l'avoir critiqué à présent. J'imagine que vous n'êtes guère à l'aise dans ce genre de situation, je comprends cela. Je ne vais pas vous embêter plus longtemps, je prendrais simplement un verre d'eau ou un jus de fruit – n'importe lequel. Ce sera toujours mieux que de la vodka.

Aaren n'était pas vraiment fier de ses actes. Être aussi bavard avec ceux qui l'entourent – surtout avec de tels propos – ne lui ressemblait pas. Il ne se reconnaissait pas, mais force est de constater que cela l'avait apaisé, et c'était le principal.

Ce ne fut que lorsque l'inconnu releva un peu la tête que Velvet se rendit compte qu'il avait déjà un peu bu. La bouteille sur la table en était une preuve et, bientôt, son monologue en serait une autre. Pour l'heure, il semblait assez mal à l'aise à l'idée que la demoiselle ne lui offre un verre car il pensait ne pas avoir réussi à tenir son rôle de "sauveur" jusqu'au bout. Cependant, ce n'était pas l'avis de tout le monde. Miss Crowe reprit la parole immédiatement après qu'il eut fini de s'expliquer. Sa voix était calme, comme à son habitude.

"Ce n'est pas pour cette raison que je tenais à vous remercier. Au final, peu m'importe ce que cet homme a dit. Son attitude ne me touche pas. J'en ai vu d'autres avant lui. Ce genre de personnes réagissent toujours de la même manière.
Votre action, par contre, était mémorable. Pas dans le sens où elle était tellement incroyable qu'on ne pouvait pas l'oublier mais plutôt parce que les gens comme vous sont rares ; ceux qui s'interposent pour aider les autres. Juste le fait d'avoir pris la parole dans le but de m'aider sans rien attendre de moi, puisque vous êtes partis juste après, je ne l'oublierai pas."

Il ne fallait pas toujours mener à son terme quelque chose pour marquer autrui. La bonne volonté d'une personne était suffisante. Le fait qu'elle montre ses convictions et qu'elle fasse de son mieux était le plus important aux yeux de Velvet. Voyager seule n'est pas toujours facile, même pour quelqu'un qui aime le côté solitaire de l'aventure. Du coup, croiser des personnes, comme cet inconnu, égayait ses journées un peu insipides.

Les yeux de braise de la demoiselle se posèrent sur l'objet se trouvant pendu au poignet du jeune homme ; un très joli pendentif qui avait pour pièce maîtresse un cheval à huit jambes. En le regardant, Velvet se demandait s'il avait un lien avec l'état de l'homme aux cheveux bleuté. Sa façon de regarder l'objet... Il semblait si triste. Une tristesse qui rappelait à la demoiselle la sienne. Seulement, elle ne broncha pas. En plus, comme il venait de reprendre la parole, le garçon lui occupait l'esprit. Enfin, presque...

Dans son discours, il expliqua qu'il était, en effet, seul et que son passé le poursuivait. Il n'arrivait pas à passer au-dessus de tout ce qu'il avait vécu et noyait son désespoir dans l'alcool. Tout en continuant son monologue, il mit en avant quelque chose d'évident mais pourtant souvent oublié : les gens fuient la tristesse des autres. Personne ne voulait perdre son temps à écouter les souffrances que subissaient les autres. Souvent, ils se sentent mal à l'aise ou inaptes à les consoler.

Lorsque le jeune homme parla des gérants de l'auberge, Velvet jeta un œil discret de leur côté. Effectivement, ils étaient en train de discuter tout en regardant en direction du garçon de temps en temps. Afin d'éviter de créer des problèmes, la ténébreuse se concentra à nouveau sur ce qu'il racontait. Le sourire franc du client l'étonna légèrement. Il changea si vite d'expression. Était-ce à ça que se résumait sa vie ? Des pics de douleur et des moments où il devait juste faire avec et se forcer à sourire ? Velvet ne comprenait pas ce dernier point. Jamais elle ne se forcerait à sourire à personne, surtout aussi franchement. Cette manière d'agir lui rappela Lenalee qui, même dans les moments difficiles, après avoir pleuré toutes les larmes de son corps, arrivait à faire de larges sourires sincères.

"Vous ne m'ennuyez nullement."

Sa main attrapa son calepin qu'elle gardait dans sa petite sacoche, ainsi qu'un crayon. Aussitôt, elle se mit à écrire.

"Je pense, en effet, qu'un jus de fruit serait plus judicieux. Surtout s'il s'accompagne d'une oreille attentive."

La demoiselle à la tresse leva les yeux de sa feuille et regarda son client.

"Malheureusement, j'ai encore deux heures de service devant moi. Mais, je pourrais peut-être vous apporter quelques amuse-gueules tout à l'heure ?"

Tout en rangeant son carnet, elle continua :

"Je vous dirai juste ceci : les gens ordinaires ne s'approchent jamais des inconnus qui sont dans la détresse, comme vous l'avez si bien dit. Qu'ils soient attaqués verbalement par un primeur ou qu'ils soient au fond du trou, assis tout seul avec leur bouteille. Moi-même, je ne pourrais pas vous confirmer que je vous aurais approché dans d'autres circonstances. Mais c'est la nature humaine qui veut cela. L'incident de cet après-midi m'a poussé à venir vous parler... et la situation actuelle, ce que vous m'avez raconté, me pousse à revenir vous voir plus tard. Au final, tout est question de coïncidences dans la vie.
...
Je reviens avec votre verre."

Il fallait qu'elle se bouge un peu au risque de se faire virer à peine entrée en service ! Velvet alla donc déposer la commande et s'occupa d'autres clients en attendant. Après une bonne dizaine de minutes, elle revint avec un petit plateau sur lequel se trouvait un verre de jus de fruits.

"Je vous ai choisi un jus de pomme." dit-elle en le déposant juste devant lui, à côté de son autre verre.

Puis, elle plaça son plateau contre elle, à la verticale, et attendit. Allait-il lui déballer des choses ou la remballer ? Peut-être qu'il s'était dit que la discussion n'était pas une bonne idée. Velvet, elle, se demandait si jouer aux bonnes samaritaines en était une. En réalité, ce n'était pas ça... Ce qui dictait ses actes était de la curiosité pure. Elle voulait savoir si sa vie passée était semblable à la sienne. Elle voulait savoir à quel degré on lui avait tout pris. Elle avait besoin de ça pour avancer aussi, elle qui n'échangeait généralement que des banalités avec autrui. Ce garçon était la première personne qu'elle avait croisé avec un regard qui traduisait une tristesse aussi profonde que la sienne.

L'offre de la demoiselle tenait plus de l'abnégation du suédois que de l'efficacité réelle de sa tentative. Cela lui parut plus triste encore. La rareté de son action ne faisait que l'encourager à détester le monde dans lequel il vivait. L'égoïsme était pour lui l'une des pires tares de l'humanité, le jour où l'on trouvera normal des actes de ce genre lui semblait bien loin. En attendant, il comprenait l'explication de la charmante serveuse, mais son refus persistait. Aucune parole n'aurait pu le convaincre d'être récompensé pour son geste qu'il considérait comme naturel et logique.

Debout, son plateau dans les mains, la brune au regard ambré écoutait attentivement les phrases remplies de sous-entendus à sa vie passée, au malheur qu'il vivait au quotidien, et au lamentable futur qu'il entrevoyait. Lorsque le garçon s'excusa de l'importuner, elle le rassura aussitôt. Il ne l'ennuyait pas. Il ne tira aucun réconfort de ces mots, car il était sûr et certain qu'elle mentait. Il se gratta le nez tout en posant une fois de plus les yeux sur le pendentif pendant à son poignet. Le son de la mine d'un crayon frottant sur du papier parvint à son oreille. La serveuse acquiesça à sa commande non alcoolisée qu'elle pensait judicieuse, et ajouta qu'il aurait également besoin d'un ou d'une confidente.

Surpris, Asbjörn releva ses mirettes en direction de la jeune femme. Cette dernière annonça qu'elle finissait dans deux heures, mais qu'elle pourrait revenir pour lui apporter quelques mises en bouche au cours de son service. Cheveux bleus ne souhaitait pas manger dans l'établissement car il ne lui inspirait pas confiance, toutefois il n'eut pas le courage de refuser. Il hocha la tête de bas en haut. La serveuse poursuivit. Aaren, perdu dans ses pensées, ne répondit pas, bien qu'il l'eut écouté. Il n'en revenait toujours pas que celle qui lui servait à boire n'avait pas pris ses jambes à son cou. Alors qu'il la regardait partir chercher son verre, il ne laissa s'échapper qu'un mot.

-Étrange.

Les piliers de bar ne riaient plus du tout et fixaient avec amertume le suédois. Nul besoin de réfléchir bien longtemps pour comprendre qu'ils étaient furieux d'une telle monopolisation de leur nouvelle serveuse préférée. Les sacs à bière, persuadés de leur charme, étaient des clients vulgaires et difficiles, au regard lubrique et aux mains baladeuses. Stupide. Sans-gêne. Écœurant. Asbjörn les observa emplit d'un énorme mépris. Ivre, il aurait pu céder à la colère et s'en prendre violemment à eux. Son seul verre de vodka consommé lui avait laissé cette chance de ne pas faire de scandale. Et quand bien même il voulait les remettre à leur place verbalement, l'arrivée de sa boisson l'en empêcha. Les regards pleins de haine perdurèrent.

Un jus de pomme. Voilà un breuvage qu'il n'avait jamais bu lors d'une de ses nombreuses « crises de dépression », comme les appelait Håkan. Le jeune homme regardait son verre d'un œil morose. Une moue apparut progressivement sur ses lèvres. Il savait d'ores et déjà qu'il n'allait pas dormir de la nuit.
La brune resta là, à côté de sa table, son outil de travail plaqué contre son buste. Asbjörn s'en étonna. Cette inconnue devenait une curiosité, agissant différemment de toutes les autres personnes à qui il avait pu conter son chagrin.

-Je ne vous ennuie donc vraiment pas ? Ou fuyez-vous simplement les ours mal léchés qui s'en sont déjà pris à vos collègues grâce à des mots peu avenants ?

Il prit une gorgée de son jus de pomme, puis lui adressa un léger sourire.

-J'ai eu une amie avec qui j'allais dans des restaurants plus ou moins fréquentables. Nous y allions car nous travaillions bénévolement non loin, dans des rues où s'entassaient de pauvres gens sans-le-sou. C'est dans la même démarche que nous avions décidé d'aider un petit restaurateur qui vivait des jours difficiles, qui ne savait pas s'il allait s'en sortir financièrement. Mais un jour, un client régulier agrippa la manche de mon amie et... hum, disons qu'il n'avait pas été très poli. J'étais fou de rage. Alors je me suis levé, je me suis approché, et je l'ai frappé aussi fort que mes bras me le permettaient. Lui, n'avait strictement rien senti. Il m'a soulevé aussi facilement qu'il portait son verre à sa bouche, puis m'a fait traverser la fenêtre de l'établissement. L'auberge n'avait pas fière allure après cela, et le propriétaire n'avait assez pour se payer une nouvelle devanture, il devait fermer boutique. Il a fondu en larmes devant nous, alors que mon amie enlevait délicatement un à un les morceaux de verre encore enfoncés dans mes bras et mon visage, et que l'énergumène se faisait emmener par la police. Sans hésitation, j'ai pris la décision de faire remplacer tout son vieux mobilier par du neuf, et j'ai payé sa nouvelle devanture. L'aubergiste en est ressorti plus heureux que jamais, et mon amie aussi. (Il jeta un œil sur les pochtrons du bar.) Aujourd'hui, je ne possède plus cette richesse.

Asbjörn finit sa boisson d'une traite, s'essuyant la bouche à l'aide de sa manche.

-Liv... marmonna-t-il avant de reprendre. Le bénévolat c'est fini pour moi. Mon passé n'a rien en commun avec mon présent, si ce n'est la souffrance qui en découle. J'ai tout perdu. Ma volonté de vivre ne tient qu'à un fil. Je ne survis que du peu de bonheur que je vois transparaître à travers les yeux d'innocents, même s'ils me rappellent constamment la tendre existence qui m'a été arraché... (Il s'arrêta un instant.) Je devrais penser à autre chose, mais je n'y arrive pas. C'est comme ça presque tous les jours. Je ne suis pas très intéressant. J'imagine que vous l'êtes bien plus que moi, mais je ne voudrais pas vous déranger plus que de raison pendant votre travail.

Il souriait encore, même si c'était presque imperceptible. Il faisait de son mieux pour être agréable, au contraire de tout ce qu'il pouvait bien raconter. Il renfermait toutefois encore maladroitement la tristesse au fond de son cœur, tout le monde pouvait s'en apercevoir sans peine.

Apparemment, le jeune homme se sentait vraiment mal à l'aise vis-à-vis de Velvet. Il pensait peut-être ne pas mériter l'attention de quelqu'un ou trouvait sans doute qu'elle ne pouvait agir que par pitié... Hé bien non ! Ce qui l'animait était la curiosité mêlée à un sentiment sur lequel elle ne savait pas poser des mots. La compassion ? Rien que d'y penser, elle souleva un sourcil. Non pas qu'elle se pensait sans cœur, au contraire, mais de là à éprouver cela pour un étranger. Même si la jolie brune n'arrivait pas à comprendre complètement les raisons de sa présence auprès de lui, cela ne l'empêchait pas de poursuivre ce qu'elle faisait ; discuter ! Elle eut d'ailleurs un petit sourire lorsque l'inconnu évoqua les hommes se tenant au bar. Evidemment, Velvet les avait repéré à des kilomètres ! Comment ne pas voir ce qui sortait de l'ordinaire ou ce qui nous dérangeait ? Impossible...

"Les fuir... vous marquez sans doute un point. Mais sachez que je l'aurais fait de toute façon, même si vous n'aviez pas été présent. J'ai la chance de ne pas être celle qui s'occupe de leurs commandes. Mais pour en revenir à vous, vous ne m'ennuyez pas... Enfin, sauf si vous continuez à répéter ça à chaque fois que je reviens auprès de vous. Là ça risquerait de m'ennuyer."

Heureusement qu'il n'avait pas l'air saoule parce qu'on sait que, dans cet état, les gens radotent !
Ah ! Un léger sourire de sa part ! Sans doute une forme de politesse ou peut-être appréciait-il le jus de pomme. Mais impossible de le savoir réellement car Velvet ne s'y connaissait pas vraiment. Elle ne souriait que lorsque c'était vrai. Au diable les politesses !

Après cela, l'homme à la chevelure bleuté se mit à raconter quelque chose. Une histoire... La ténébreuse ne l'interrompit pas, curieuse de voir où allait mener cette confession. Etait-ce ce qui l'avait mit dans cet état ? La première partie ne semblait pas pencher vers cela. Mis à part si perdre des richesses était ce qui l'avait rendu si triste. Non... Velvet sentait que ce n'était pas quelqu'un d'attacher à des biens matériels ou à de l'argent.

*La tendre existence qui lui a été arrachée ?*

Les yeux de la demoiselle à la tresse se baissèrent, ne fixant que le sol. Bien qu'il ait mentionné l'aisance dans laquelle il avait vécu, ce fut cette simple phrase qui la fit basculer. Cet homme ne parlait pas de richesse mais bien d'une personne, une personne chère à ses yeux. Bien que son discours avait été assez flou, la demoiselle avait compris ce qu'il fallait.

"Intéressante ? Mais nous le sommes certainement tous aux yeux de quelqu'un." dit-elle en levant les yeux vers son client "Je ne me prétends pas au-dessus de vous."

Elle aurait bien souri pour le réconforter mais... ce n'était pas son genre. Elle resta simplement là à le regarder, avec une pointe de bienveillance au fond des yeux. C'était tellement compliqué pour elle de montrer ce qu'elle était et elle ne voulait pas vraiment le faire de toute façon.

"Votre histoire est importante pour vous. Ce qui s'est passé avec cette personne, c'est quelque chose de cher à votre cœur. Il est donc naturel que vous n'arriviez pas à oublier. Il ne faut pas que vous le fassiez car c'est important de ne jamais laisser derrière soi ceux qui ont été à nos côtés et à qui l'on tenait. La peine nous suit, elle ne nous lâche pas. Quand nous pensons enfin passer un moment agréable et que nous nous sentons plus léger, un détail aussi infime soit-il nous ramène à ce moment fatidique où nous avions tout perdu."

La demoiselle eut besoin de reprendre une bonne inspiration. Ça ne coulait pas de source, mais on pouvait tout de même voir qu'elle n'était pas aussi à l'aise dans la discussion que précédemment.

"Le plus compliqué est de vivre avec... Chacun est différent et nous n'arrivons pas tous à surmonter les choses à la même vitesse. Certains montrent tout, pleurent, crient. D'autres, au contraire, restent stoïque ou font comme si rien ne s'était passé. Il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises façons de réagir... il n'y a que diverses façons de le faire et il faut accepter celle qui nous est propre. Si vous avez besoin d'être triste, soyez-le. Mais pour l'avoir déjà vu chez d'autres personnes, il ne faut pas que vous restiez seul surtout si vous avez besoin d'en parler. Mais au bout d'un moment..."

Elle se tourna dos à lui.

"Je me dis juste que... qu'il est important de continuer à avancer car elle aurait aimé qu'on le fasse. Il faut se fixer un objectif et le poursuivre."

Sur ces mots, elle le laissa avec son verre et repartit. Cette phrase était destinée à Asbjörn, mais aussi à elle-même. C'était une sorte d'encouragement personnel afin de ne pas abandonner les objectifs qu'elle s'était fixés. Pour l'instant, elle avait tenu bon même si, parfois, il lui arrivait de craquer. Voyager seule n'était pas chose aisée après tout...

Velvet passa donc l'heure suivante à servir les différents clients qui arrivaient dans le restaurant. Certains étaient plus charmants que d'autres mais cela ne l'atteignait pas le moins du monde. En tout cas une chose était sûre, il y avait foule ce soir ! Il s'agissait peut-être de l'heure de pointe ? Parfois, il lui arrivait de jeter un œil en directement de la table de son "sauveur", se demandant si c'était le bon moment pour lui apporter le fameux amuse-gueule.

Bien sûr qu'elle les avait remarqués, ces anonymes alcooliques. Il était si difficile de les louper. Plus vulgaire et insistant qu'eux ? Impossible. La bière devait se lier à leur sang à une rapidité folle, engendrant une confusion cérébrale plus poussée qu'un levé matinal dans un endroit sombre et inconnu. En écoutant attentivement leurs paroles, on comprenait très vite qu'ils étaient habitués à ce genre de beuveries qu'ils aimaient appeler « un rendez-vous quotidien ». L'état de sobriété leur était inconnu depuis des années. Le respect aussi. Leur franc-parler indiquait une aisance déboussolante et dérangeante pour la plupart des clients. Ainsi donc, on pouvait en conclure qu'ils faisaient partie des tristement célèbres piliers de bar journaliers, commun à chaque établissement. Mais trêve de focalisation sur ce groupe de personnes peu recommandables.

La charmante demoiselle avait été claire sur la tendance d'Asbjörn à se croire ennuyeux. Un mot de plus de sa part dans cette direction et il pourrait vraiment énerver la dame, mieux valait qu'il se taise. D'un autre côté, sa stupéfaction était compréhensible, car par le passé peu de gens lui avaient paru aussi passionnés qu'elle au sujet de son histoire. Peu à peu, cette serveuse devenait très intéressante à ses yeux. De par son attitude, elle ne ressemblait en rien à nombre d'inconnus précédemment croisés. L'origine de cette curiosité n'était toujours pas révélée, et cela rendait d'autant plus mystérieuse la femme au regard ambré.

Selon elle, il était capital qu'il n'oublie pas les personnes qui lui sont chères. Vivre avec la peine inconstante d'un douloureux passé. Mais le suédois n'avait pas l'impression d'avoir seulement perdu des proches, il avait le sentiment d'avoir vu toute sa vie partir en fumée. Depuis, il survivait à travers son enveloppe charnelle que tous voyaient bien vivante. Tandis qu'à l'intérieur il menait cette bataille contre ses idées de suicide qu'il était certain de perdre. Pourquoi était-il encore là ? Eh bien, comme l'avait dit son interlocutrice : Liv n'aurait pas aimé qu'il s'arrête de vivre. Il lui manquait toutefois cet objectif qui lui permettrait de surmonter définitivement son chagrin.

Perdu dans ses pensées, le futur asgardien ne remarqua que quelques minutes plus tard qu'il s'était retrouvé seul à sa table. Sa « confidente » avait repris son travail. Les clients affluaient dans l'auberge. Il ne cacha pas sa surprise quand toutes les chaises de la salle furent prise. L'allure et la renommée médiocre de ce boui-boui lui promettaient pourtant d'être un des seuls à s'aventurer ici. La seule explication d'une si grande abondance était le prix des repas, qui était terriblement bas. Seul l'avenir permettra de savoir si la qualité des produits s'en ressentait : lorsque les serveurs constateront l'état des toilettes. Non à l'aise d'être entouré de trop nombreux gens, Asbjörn songeait à sortir prendre l'air.

Ça jouait des coudes pour pouvoir s'asseoir et ça s'insultait dans des langues inconnues. Parfois même, une baffe se perdait. Le jeune homme ne savait pas par quel miracle le service n'avait pas encore dégénéré, car malgré le brouhaha, tout restait encore sous le contrôle des professionnels de l'établissement. Les disputes étaient rapidement maîtrisées, les altercations aussi. La tête du suédois, par contre, allait finir par exploser sous le bruit ambiant. Il tira difficilement sa chaise en poussant délicatement les personnes postées derrière-lui, puis se fraya un chemin jusqu'à l'extérieur. Comme pour la prévenir de sa sortie, il prit la peine de lancer un regard presque triste vers la brune qui n'allait pas pouvoir lui apporter son assiette à sa table.

L'ancien noble se sentait enfin respirer, loin de l'odeur de sueur des travailleurs, et de celle trop parfumée des dames. Il se retrouvait dans la ruelle en compagnie de quelques gaillards plutôt calme, alors que la nuit noire était tombée, seulement éclairé par les bougies accrochées sur la façade. S'éloignant du groupe allumant leurs cigarettes à l'aide de ces mêmes bougies, il s'adossa contre un mur, face à une fenêtre de l'auberge, à travers laquelle il distinguait la silhouette de la serveuse.

*Elle a tout de suite compris mon problème... Sans s'arrêter à l'argent, elle a su que la réelle richesse dont je parlais était Liv. Elle a l'air de connaître cette souffrance qui m'habite, même si elle la perçoit d'une toute autre manière. Elle est peut-être la personne dont j'ai besoin pour remonter la pente. Qu'en penserais-tu, Liv ?*

Collant le dos de son crâne contre le mur, il leva les yeux au ciel. Alors qu'il ne s'attendait à voir que du noir à l'infini, il s'étonna d'apercevoir qu'une étoile, seule, scintillait au-dessus de lui. Instinctivement, il déroula le pendentif de son poignet et le serra fort entre ses doigts. Sa gorge était nouée.

*J'espère que tu es bien là-haut, que tu ne souffres pas. Ne sois pas triste de me voir ainsi. Je vais mieux, jour après jour, même si je suis encore impatient de te rejoindre. Tu me manques tellement...*

Son regard redescendit sur terre, posé sur la fenêtre couverte de buée.

*J'essaye toujours de chasser les idées sombres de ma tête. C'est un peu étrange, mais je pense que cette jeune femme peut m'aider. Je ne la connais que peu, mais elle n'est pas comme les autres, je le sens. Je prie pour qu'elle vienne me voir ici, afin de poursuivre notre discussion, et d'en apprendre plus sur elle...*

Cela pouvait bien durer tout le temps de son service, même plus. Asbjörn n'avait pas l'intention de s'en aller avant de lui avoir parlé le plus longtemps possible.

Les minutes défilaient à toute allure. Velvet n'avait même pas l'occasion de voir le temps passer, bien trop absorbée par le travail qu'on lui avait assigné et les nombreuses commandes des nouveaux clients. Elle n'avait pas arrêté, allant de gauche à droite sans donner signe de fatigue pourtant. Elle restait polie, mais très peu souriante, si bien que le patron de l'établissement passa à côté d'elle afin de lui en toucher deux mots. Il n'eut comme réponse qu'un hochement de tête mais, en réalité, elle ne pourrait pas accéder à sa requête. C'était au-dessus de ses forces. Tout ce qu'elle faisait pour remédier à cela, c'était de se placer stratégiquement lorsqu'elle servait les clients afin que le patron ne voit pas son visage ; c'est ça, elle se mettait de dos autant de fois qu'elle le pouvait.

Alors qu'elle retourna derrière le comptoir afin de préparer l'assiette d'amuse-gueules pour son client "préféré", elle remarqua en levant la tête qu'il ne se trouvait plus assis à sa place. Ses yeux balayèrent alors du regard la salle et elle tomba finalement sur la bonne personne, prête à quitter l'établissement.

*Il s'en va ?*

Elle qui pensait lui apporter de quoi patienter encore un peu. Peut-être n'avait-il pas aimé la quantité astronomique de monde qui peuplait cet endroit ? Ou alors, il était possible qu'il veuille juste se retrouver seul. Très franchement, à choisir, la demoiselle aurait bien voulu être partout dans cette ville sauf ici. Le bruit inutile et disproportionné ainsi que les commentaires plus que douteux de certains rendaient son travail plus agaçant que ceux qu'elle avait pu avoir ailleurs. Après, il ne fallait pas se leurrer, c'était le week-end ! Souvent, ça donnait ça un peu partout...

Pour en revenir à l'inconnu, elle ne savait pas très bien quelle tête elle avait tirée lorsque ses yeux croisèrent les siens. Mais il était certain qu'il y eut une pointe de déception qu'elle ne put cacher. Au final, elle avait une sensation de travail inachevé, même si le terme ne convenait pas pour cette situation. Quoi qu'il en soit, la demoiselle à la tresse avait un service à terminer et elle ne pouvait pas laisser tomber son boulot. Cet argent, elle en avait beaucoup trop besoin. C'était vital.

Ignorant tout de sa présence à peine à quelques mètres de l'établissement, Velvet travailla comme au début ; avec calme et efficacité. Finalement, les trois derniers quarts d'heure semblèrent plus longs que jamais ! Heureusement pour elle, c'était terminé ! La demoiselle enleva son tablier qu'elle rangea dans la petite salle réservée au personnel. Puis, elle libéra sa longue chevelure noire prise au piège dans sa tresse.  J'ai besoin d'air. Voilà tout ce qui habitait son esprit. Ce fut donc sans grande surprise qu'elle sortit de l'auberge. Juste derrière elle, l'un des deux gros lourds du bar l'attrapa par le poignet.

"Hé beauté ! T'as pas voulu venir chez nous une seule fois."
"...."
"On est gentil, on mord pas t'sais."
"Ça ne m'intéressait pas."
"Oh ! Comment ça ?" dit-il l'obligeant à se rapprocher de lui "T-tu sais qu'on est plus intéressant que le blanc-bec chez qui tu mettais des plombes à servir."
"Lâche-moi."
"Allez, on va s'amuser, tu vas venir avec moi."

En plus d'être gros, moche, de sentir l'alcool et d'être un abruti fini,  il parlait très fort. C'était insupportable ! Le poing de la jeune femme se serra. Elle avait horreur qu'on l'oblige à faire quoi que ce soit, surtout quand il s'agissait de vieux ivrognes qui se croyaient tout permis. D'un geste rapide, elle plia sa jambe, donnant un magnifique coup de genou entre les jambes du gros plein de soupe qui ne put que la lâcher. Il s'agenouilla, très mal en point, l'insultant de tous les noms tandis que la demoiselle emboîta le pas immédiatement afin de ne plus le croiser de la soirée.

En tournant dans la rue faisant coin avec l'auberge, elle tomba nez à nez avec l'inconnu de tout à l'heure. Pour une fois, elle ne put masquer son étonnement. Ignorant s'il avait vu quoi que ce soit ou même entendu. Velvet préféra faire comme si de rien n'était.

"Vous m'attendiez ?"

Toujours aussi directe, comme à son habitude. Lorsqu'elle voulait savoir quelque chose, elle se contentait de poser la question.

"Est-ce que..."

Elle jeta un œil derrière elle, vérifiant que personne ne venait de la rue perpendiculaire à celle-ci.

"Ça ne vous ennuie pas si nous nous éloignons de l'auberge ? J'ai eu ma dose pour ce soir.
Enfin... sauf si vous êtes occupé ou que vous n'en avez pas envie."

Le soleil s'en étant allé, la température baissait. La nuit promettait d'être fraîche. Bien moins que dans les contrées bordants la frontière d'Asgard, c'est certain, mais il faisait assez froid pour claquer des dents frénétiquement. Depuis tout petit, Asbjörn ne supportait pas les températures négatives. La neige et la glace, il les laissait aux autres. Au chaud dans sa chambre, une tasse de chocolat dans les mains, il se plaisait à observer les enfants du voisinage s'amuser. Mais ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était de les voir le lendemain, cloîtrés chez eux, la morve au nez, frigorifiés dans leurs couvertures si peu épaisses. « Bien fait », se disait-il. « Vous n'aviez qu'à rester à la maison. La neige, c'est le mal. » Devant cette auberge, en Hongrie, il n'était déjà plus le même depuis fort longtemps. Il ne rigolait plus du malheur de ses camarades. Par contre, il n'appréciait toujours guère le froid, et préférait le fuir comme la peste.

Pourtant, il restait là, planté devant la vieille porte grinçante, regardant défiler les clients. Parfois, il se mettait à faire les cent pas pour se réchauffer, frottant vigoureusement la paume de ses mains contre ses bras. Mais bien vite, il avait peur de manquer la sortie de la serveuse, alors il s'arrêtait. Au bout d'un moment, il s'accroupit. Les secondes devenaient des minutes, les minutes devenaient des heures. L'attente était interminable. Toutefois, il ne voulait pas renoncer, cette rencontre était beaucoup trop précieuse à ses yeux, elle réunissait tous ses espoirs de « guérison ». Il ressentait des sentiments si étranges, il devinait ses actions incohérentes, illogiques. Personne au monde – à part peut-être les psychopathes – n'attendait quelqu'un devant le bâtiment où il travaille, alors qu'ils s'étaient rencontré le jour même. Il appréhendait la réaction de la jeune femme, mais il ne pouvait se résoudre à partir. Comme si louper cette occasion de converser avec l'inconnue le condamnerait au chagrin éternel pour de bon. Il était tellement rare de trouver une personne comme elle, qui ne s'enfuyait pas aussitôt qu'il ressassait son passé si récent.

Le service durait. L'attente était longue, très longue. Finalement, le suédois s'était lancé une ultime condition. Si de la fumée venait sortir de sa bouche, il s'en irait, car c'était de cette façon singulière et enfantine qu'il pensait savoir que le rhume s'introduisait dans son organisme.
Il souffla. Rien. Il allait attendre un peu plus longtemps.
Les fumeurs à côté de lui se racontaient des histoires de contrebande et parlaient de leur détestation commune de l'environnement carcéral. Visiblement, aucun d'eux n'était perturbé par la présence d'Asbjörn. Ils ne lui jetèrent pas un seul coup d’œil et se permettaient de discuter à haute voix. La ruelle sombre était donc bel et bien malfamée. Leur comportement traduisait clairement qu'ils étaient habitués à se retrouver ici pour parler librement, sans crainte des autorités. Le garçon aux cheveux bleus haussa les épaules. Il les ignora, même si l'un d'entre eux hurlait si fort que ça lui cassait les oreilles.

*Elle doit avoir bientôt fini son travail. En tout cas je l'espère, car je ne vais pas supporter cet abruti très longtemps, il est vraiment énervant. Håkan a décidément choisi le pire endroit où loger. D'ailleurs je me demande où il peut bien être. J'imagine qu'il ne reviendra que demain.*

Asbjörn se laissa glisser contre le mur pour se retrouver fesses contre terre. Recroquevillé sur lui-même, il conservait sa chaleur corporelle, le froid avait bien moins d'emprise sur lui. Il songea à rentrer pour prendre son manteau, mais celui-ci était déjà piqué de mille trous et était aussi épais que du papier. Il préféra rester ici, à regarder les derniers clients sortir les uns après les autres, au fil des minutes.
Il souffla. De la fumée blanche sortit de sa bouche. Il fronça les sourcils. Des frissons parcoururent son échine alors qu'il tentait de se rappeler des paroles d'Håkan. Ce dernier lui avait déjà parlé d'une énergie qui circulerait en lui. Elle serait capable de le réchauffer, même lors des pires tempêtes. Il ne savait pas vraiment comment canaliser cette énergie, comment s'en servir. Le suédois essaya néanmoins de se concentrer de toutes forces. Il ferma les yeux et chercha en lui le « cosmos ». Évidemment, il n'arriva à rien. Tout ce qu'Håkan lui avait enseigné était un début d’entraînement physique, il n'était jamais entré dans les détails de l'utilisation du pouvoir des Guerriers Divins.

*C'est peine perdue. Je n'ai même pas réussi à me renforcer physiquement... Comment pourrais-je me servir de cette énergie. Et si ça se trouve, elle n'existe même pas.* Le jeune homme se releva. *Je n'ai pas envie de partir, mais il faut que je bouge, sinon je vais geler sur place.*

Tout à coup, un cri de douleur s'échappa de l'auberge. Une voix rauque résonna ensuite, proférant plusieurs noms d'oiseaux. La porte grinçante finit par s'ouvrir, permettant à Asbjörn de se retrouver nez à nez avec l'inconnue qui, indirectement, l'avait presque fait mourir de froid. Très directe, la serveuse lui demanda s'il l'attendait. Avant même qu'il ne puisse répondre, elle lui proposa de s'éloigner d'ici, ce à quoi il acquiesça. Alors qu'ils se dirigeaient tous les deux vers la rue principale, le suédois se retourna. Il aperçut un homme ventripotent en train de ramper et maugréer difficilement sur le sol tout en tenant ses parties intimes.

-Je suppose qu'il a dû se cogner au mauvais endroit par inadvertance, dit-il sarcastiquement. Ce n'est pas en rampant ainsi qu'il ira assez vite pour nous rattraper cela dit.

Progressivement, l'ivrogne finit par devenir un minuscule point noir à l'horizon, avant de disparaître complètement. Le futur Guerrier Divin observa brièvement les traits du visage de celle qui marchait à ses côtés.

-Dans l'auberge, vous m'avez assuré que je ne vous ennuyais pas. Une fois votre travail terminé, sans hésitation, vous m'avez proposé de vous suivre. Est-ce que par hasard... hum. Non, veuillez m'excuser, j'allais vous poser une question trop indiscrète.

Est-ce que par hasard, cette jeune femme avait déjà connu quelqu'un, ou vécu elle-même, des situations semblables à ce qu'il endurait ? Voilà la question qu'il n'avait pas osé lui poser. La sociabilité n'était pas le point fort du suédois, et la peur de faire une bourde l'envahit.
Non loin, il vit un bar plutôt calme et agréable, n'abritant que très peu de clientèle. Il se risqua donc à une proposition qui lui parut adéquate.

-Est-ce que je peux vous inviter à prendre un verre ? Ce lieu m'a l'air sympathique et nous aurions plus chaud qu'à l'extérieur. Mais si vous ne voulez pas je le comprends tout à fait. Je ne connais pas très bien la ville, donc si vous connaissez un autre endroit je suis preneur.

*Quel abruti... Il faut vraiment que je m'achète un nouveau manteau...*

Asbjörn fut pris d'un nœud dans la gorge. Comment allait-il faire pour en apprendre plus ? Cette mystérieuse inconnue cherchait-elle les mêmes réponses que lui ?

L'intervention sarcastique du jeune homme avait réussi à lui arracher un petit sourire. Velvet trouvait cela très bien placé et plutôt drôle. Cependant, elle répliqua assez rapidement à ce qu'il venait de dire parce qu'elle n'était pas totalement d'accord. Du coup, sur un ton tout aussi ironique, elle lui dit :

"Même en le faisant exprès, il n'aurait pas su viser aussi bien."

Elle était bien contente qu'il ne puisse rien faire d'autre que ramper car supporter sa tête toute la soirée avait déjà été assez pénible. A présent, la demoiselle était libérée de ses obligations et des personnes douteuses de cette auberge.... Enfin, jusqu'à demain !

Aimant profiter de l'instant présent, Velvet ne pensa plus à tout ça. Il avait accepté, sans le dire, de venir avec elle et c'était une chose qui la rendait étrangement heureuse. Sa soif de curiosité n'était pas étanchée mais cela ne tarderait plus.

Se sentant observée, la jeune femme tourna légèrement la tête vers son acolyte de la journée. Il commença une sorte de questionnement qu'il n'acheva pas. Un sourcil levé, la future Spectre se demanda ce qu'il avait en tête. Quelque chose d'indiscret et en lien avec le fait qu'elle lui propose de venir avec elle... Hum... Non, il valait mieux ne pas réfléchir à ça toute seule. Mais alors qu'elle voulut relancer la discussion sur cette fameuse intervention, le jeune homme la coupa net en lui proposant de l'inviter à boire un verre. Encore une fois, acte on ne peut plus sympathique !

"Hé bien... je vous mentirais si je disais que je n'ai pas froid avec cette simple chemise."

Car, elle non plus n'avait pas de veste. Quand les grands esprits se rencontrent !

"En plus, j'ai travaillé mais je n'ai rien bu depuis un moment... donc oui, pourquoi pas. Je ne connais pas du tout cette ville, moi non plus, donc entrons là. C'est vrai que ça a l'air pas mal. En tout cas, ce sera toujours mieux que l'auberge où l'on était."

Sans plus attendre, Velvet se hâta afin de rejoindre le bar qui se trouvait tout près. Plus petit et moins peuplé, il serait l'endroit idéal pour une conversation au calme. De cette manière, la demoiselle aux cheveux couleur ébène pourrait en apprendre un peu plus sur ce qui avait mis l'inconnu dans cet état. Ils s’assirent tous deux à une table, juste à côté de la fenêtre ; endroit choisi par Miss Crowe. Désormais installés bien au chaud, les deux jeunes gens pouvaient réellement démarrer leur fameuse discussion qui avait eu des débuts assez compliqués à l'auberge. Sans plus tarder, Velvet se lança. Croisant les bras sur la table, légèrement avancée, la jeune femme était assez à l'aise. Son visage n'affichait pourtant pas une expression de joie ; il était resté assez neutre, comme à son habitude. Cela ne l'empêchait pas de montrer sa volonté de s'intéresser à lui, comme ici en initiant la discussion.

"Je m'appelle Velvet."

Voilà, comme ça c'était dit et la suite ne tarda pas...

"D'ailleurs, votre présence dehors m'a beaucoup surprise. Je pensais que vous étiez parti."

Mais d'une manière ou d'une autre, Velvet avait réussi à se montrer persuasive. Très franchement, elle ignorait la raison ou les raisons qui avaient poussé le jeune homme à l'attendre mais elle imaginait qu'il le lui dirait bien au cours de leur conversation. Ce qu'elle voulait savoir, c'était...

"Les questions indiscrètes ne m’embarrassent pas vous savez. Celle qui semblait vous brûler les lèvres tout à l'heure... vous pouvez me la poser. Cependant, je ne peux pas vous garantir une réponse. Tout dépend de votre question."

La jeune femme possédait répartie et humour, preuve en est qu'elle ajouta que le gros bonhomme n'aurait jamais réussi à se faire si mal sans son aide.
Le sourcil levé, elle paraissait surprise que le suédois ne termine pas sa phrase. Le comportement anxieux de ce dernier ne lui donnait pas l'ombre d'un indice sur la question qu'il voulait poser. Évitant de laisser l'inconnue théoriser sur ses intentions, il avait vite changé de sujet.
Par chance, elle ne portait sur elle qu'une légère chemise et avait également froid. Elle accepta donc la proposition d'Asbjörn, précisant qu'elle ne connaissait pas la ville non plus. Une donnée intéressante.
La gorge du garçon aux cheveux bleus se dénoua. Un sourire dissimulé s'étira sur un coin de ses lèvres, il était soulagé. Soulagé d'apprendre qu'il allait avoir une chance de progresser dans sa quête de « guérison ».
Moins spacieux que l'Auberge mais assurément moins vétuste, le petit bar leur procura un endroit calme et accueillant, à l'abri du froid et des ténèbres.

Sans attendre, ils s'installèrent à une table – choisie par la demoiselle – juxtaposée à une fenêtre donnant sur la grand-place. Les bras croisés, coudes sur la table, la belle brune semblait extrêmement intéressée.
Asbjörn, le dos légèrement voûté, joignit ses mains sur le bord du meuble, prenant garde à ne pas être trop proche de son invitée. Le regard porté sur le pendentif qu'il s'était enroulé au poignet, il évitait de poser les prunelles sur ses yeux ambrés.
La serveuse commença par se présenter. Il est vrai que depuis leur rencontre au marché, aucun des deux n'avait donné son nom. C'était un bon début. Velvet poursuivit, ne lui cachant pas d'avoir été étonné de sa présence devant la porte de l'Auberge. Le jeune homme se redressa afin d'afficher une posture un peu plus correcte, puis prit la parole à son tour.

-Enchanté Velvet, dit-il sobrement, je m'appelle Asbjörn. La foule, ce n'est pas ma tasse de thé. Encore plus lorsque je suis confiné avec elle dans un endroit restreint. J'avais besoin de prendre l'air, et puis... j'étais curieux d'en savoir plus sur vous, donc je suis resté.

Le suédois n'était pas très à l'aise, mais faisait de son mieux pour que cela reste imperceptible. Heureusement, la demoiselle employa des mots qui ne pouvaient que le pousser à s'ouvrir plus librement. C'est dans ce sens qu'il osa poursuivre la discussion, non sans une certaine retenue cependant.

-C'était tout de même un peu trop direct. Nous ne nous connaissons que depuis ce matin, ce n'aurait pas été correct. Peut-être plus tard. (Il laissa passer un instant.) Dites-moi, pourquoi vous intéressez-vous autant à moi ? Au risque de vous surprendre, très peu de gens m'accordent autant de temps et d’attention. J'ai le sentiment que vous avez déjà vécu des événements similaires à ce que je vous raconte. C'est juste ? C'est que, je vous en parlerai volontiers si vous le voulez, je veux juste m'assurer que cela ne vous vient pas d'un intérêt curieux pour les histoires lugubres.

Le vieux patron dégarni du petit bar pointa son nez devant la table, muni d'un large sourire. Il essuya ses mains à l'aide du tablier qui pendait jusqu'à ses genoux et se racla la gorge.

-Bonsoir jeunes gens ! J'espère que vous appréciez votre séjour dans notre belle ville ! Puis-je prendre votre commande ?

Tournant la tête vers le vieillard, Asbjörn s'efforça de présenter un visage avenant.

-Un jus de pomme, s'il vous plaît, lança directement le suédois. Est-ce que vous pourriez nous laisser seuls après ça ? Je vous remercie.

Le patron acquiesça à la demande du garçon, perdant au passage la bonne humeur qu'il tentait de véhiculer. Après qu'il ait pris la commande de Velvet et tourné les talons, le futur Guerrier Divin se gratta l'occiput, puis reprit le fil de la discussion.

-Je vous prie de ne pas me considérer comme un rustre. Je n'aime guère être interrompu lors d'une discussion, même si l'intention est louable. J'espère que vous n'en prendrez pas ombrage.

Les présentations venaient de s'achever. Le jeune homme s'appelait Asbjörn, prénom facile à retenir puisque peu courant de là où venait Velvet. Cette dernière le trouva d'ailleurs beaucoup plus loquace, même si elle le trouvait toujours peu à l'aise. C'était naturel d'être perturbé face à cette situation puisqu'ils ne se connaissaient que depuis ce matin. Enfin "naturel"... Ce qui est naturel n'est pas toujours du ressort de la demoiselle. Pour l'instant, elle s'était toujours montrée très calme et plutôt à l'aise dans leurs échanges. Chose qui allait bien vite changer grâce à la question de son camarade nocturne.

"C'est une chose que je comprends très bien. Moi-même, je préfère les endroits paisible et peu peuplés."

Il était curieux d'en savoir plus à son sujet... Le regard de Velvet s'intensifia, le regardant avec insistance. Que voulait-il tant savoir à son sujet ?

*Oh.. dommage.*

Apparemment, la fameuse question en suspend le resterait encore un moment. Pas de problème, la jeune femme savait se montrer patiente. Et puis, elle avait encore des choses à découvrir qui les occuperaient d'ici là.
Asbjörn amorça donc sans trop attendre la suite. Il était assez franc et direct dans sa façon de s'exprimer. Même s'il semblait être du genre à mettre les formes pour ne pas heurter la demoiselle, il disait  globalement les choses comme il les pensait. En tout cas, c'était l'impression de Velvet. D'ailleurs, ses ressentis étaient toujours importants car ils déterminaient si oui ou non la jeune femme prendrait du temps à expliquer à autrui ce qu'il voulait savoir. Dans le cas du jeune garçon, ses actes et sa façon de lui parler jouaient en sa faveur. La preuve, Miss Crowe était à chaque fois revenue vers lui et avait même souhaité continuer la soirée en sa compagnie. Il ne faut pas se leurrer, même s'il avait piqué sa curiosité, ce n'était pas le seul élément qui faisait que la future Spectre s'était intéressée à lui.

Asbjörn toucha le point sensible de la demoiselle... Cette dernière savait pertinemment que ce sujet risquait d'être mis sur le tapis. Rien ne l'obligeait à répondre à sa question mais par souci d'équité, et autre chose sur laquelle elle n'arrivait pas à mettre le doigt, elle estima qu'il pourrait rentrer dans sa bulle. Mais il n'obtint pas une réponse directe...

Tout d'abord, il put la voir baisser les yeux. Son visage changea peu mais son regard, lui, afficha cette tristesse semblable à la sienne. La demoiselle recula, s'asseyant contre le dossier de sa chaise, ses mains jointes sur ses cuisses. C'est alors que le patron du bar débarqua afin de prendre leur commande. Le garçon fut assez rapide, la même chose que ce qu'elle lui avait servi à l'auberge. Velvet, elle, fit comme si de rien n'était, juste le temps de la commande.

"Pour moi ce sera un chocolat chaud, s'il vous plaît.", histoire de se réchauffer un peu.

Le patron partit et leur discussion reprit de plus belle.

"Mmh.." dit-elle en secouant légèrement la tête de droite à gauche.

Comme attiré par ce qui se passait à l'extérieur, c'est-à-dire pas grand-chose, le regard de la demoiselle à la chevelure interminable dévia vers la fenêtre. En réalité, elle ne savait pas vraiment par où commencer. Il s'agissait de la première fois. La seule fois où elle avait dû expliquer ce qui s'était passé avec Atlas depuis les événements. Elle remarqua que ce n'était pas facile de mettre des mots sur ce genre de choses et qu'elle était plus douée pour rassurer les autres que pour s'exprimer sur elle-même.

"Sachez tout d'abord que je n'ai aucun attrait pour les histoires lugubres. Je ne suis pas de celles qui se régalent à écouter les autres parler de leurs malheurs. Je trouve d'ailleurs cela très déplacé.
...
Quand vous m'avez confié vos états d'âmes à l'auberge. J'ai d'abord été intriguée. Je me demandais ce qui pouvait causer une telle souffrance. Par après, comme je me sentais redevable envers vous, je me suis dit que cela pourrait vous faire du bien si je vous écoutais un peu parce que... parce que je peux totalement comprendre ce que c'est que de perdre quelqu'un. Je sais ce que ça peut provoquer à certaines personnes de vivre ça, pour en avoir été témoin. Et pour finir, j'étais curieuse de connaître votre histoire. J'étais curieuse d'entendre une histoire qui serait peut-être similaire à la mienne..."

Pour le coup, elle se sentit beaucoup moins courageuse que lui puisqu'elle n'arriva pas à se lancer dans les explications. Après, elle n'était pas forcément là pour déballer sa vie mais pour l'écouter, lui. Seulement, il ne fallait pas s'étonner qu'il veuille, en retour, en connaître davantage sur ce qui s'était passé. De ça, elle en était consciente.

Timidement, l'Autrichienne jeta un œil vers Asbjörn afin de le sonder. Comment réagirait-il à tout cela ? Du point de vue de la demoiselle, il n'y avait pas à prendre les choses de travers. Elle s'était montrée, comme à son habitude, très honnête. Si elle faisait le parallèle avec tout ce qu'elle avait pu observer de lui depuis ce matin, il resterait sur sa lancée initiale, sans doute.

Puis, elle baissa les yeux, tombant nez à nez sur le pendentif servant actuellement de bracelet au jeune homme. Il était vraiment joli et atypique. Intéressée, Miss Crowe le questionna directement sur l'objet.

"Est-ce que... c'est lié ? Je vous ai vu le regarder tristement à plusieurs reprises."

Peut-être également une tentative pour dévier l'attention sur lui ?

Alors qu'elle arborait un regard intense et presque insoutenable, la jeune femme finit par s'en défaire. Elle dirigea ses yeux vers le bas, un sentiment familier de tristesse en émergea. Une fois sa commande passée et le restaurateur parti, elle déplaça une fois de plus son œil ambre pour le poser au travers de la fenêtre qui se tenait à sa droite. Pour la première fois depuis qu'Asbjörn l'avait rencontré, Velvet semblait peu sûre d'elle, hésitante. Finalement, la serveuse parvint à mettre des mots sur ce qu'elle ressentait. Le suédois fut soulagé d'entendre que son interlocutrice n'avait pas de délires fantaisistes en ce qui concernait les récits d'aventures funèbres. Toutefois, à l'écoute de sa réponse, il ne put s'empêcher d'expirer franchement par le nez. Il passa la main dans ses cheveux, puis retira le bandeau de cuir qui les ceignait. La masse capillaire bleutée s'effondra sur ses épaules, plusieurs mèches cachèrent brièvement l'expression d'abattement qui venait de naître dans son regard. Il frotta son front et le dégagea de ses cheveux.

-Je comprends mieux, dit-il simplement.

Face à la souffrance d'autrui, il s'était senti replonger plus bas que terre, mais remonta très vite parmi les vivants. Endurer son chagrin était une chose, apprendre que des inconnus avaient aussi vécu l'enfer en était une autre. Jusqu'à présent, il n'avait pas réalisé être à ce point sensible aux malheurs des gens. Toute sa vie, il n'avait pensé qu'à lui-même, ainsi qu'à sa défunte compagne. Cet étrange partage de peine était-il dû à celle qui lui faisait face, ou le futur Guerrier Divin avait-il changé ? La rencontre avec Velvet devenait très intéressante, et cela venait tout juste de commencer. La brune fixa un moment l'objet enroulé autour du poignet d'Asbjörn, puis questionna ce dernier à ce sujet. Évidemment, il était difficile de ne pas comprendre que ce simple pendentif avait une importance toute particulière pour le garçon, lui qui n'arrêtait pas de le scruter. Celui-ci leva son avant-bras et laissa pendouiller le petit cheval aux huit pattes.

-Oui. Enfin, plus ou moins, commença-t-il. À dire vrai, ce bijou n'a strictement aucune histoire, ou alors il en a effectivement une, mais je ne suis pas au courant. J'ai été très inattentif lorsque ce vendeur loufoque me l'a cédé. (L'apprenti d'Håkan observait attentivement les bordures de sa babiole tout en regardant de temps à autre le joli visage de la jeune femme qui se cachait derrière.) Il me rappelle celui que ma chère et tendre portait toujours autour de son cou. Il est un peu rayé, pas très reluisant, légèrement tailladé à quelques endroits, mais il lui ressemble beaucoup. Quand je l'ai vu dans cette étrange boutique... je n'ai pas pu m'empêcher de le prendre.

Le suédois reposa son bras et décrocha le pendentif avant de le laisser sur un coin de la table. Il y jeta un dernier coup d'œil étonnamment mauvais même si l'on pouvait y déceler également une pointe de regret. Observant à présent Velvet, il savait que celle-ci voudrait en savoir plus. Tout d'abord incertain, le garçon se jeta finalement à l'eau.

-J'étais un sale gosse, avoua l'homme aux cheveux bleus. Lorsque j'étais encore un enfant, je passais mes journées à terroriser les employés de maison, à me moquer des autres mômes, parfois même je tentais de faire mal à celui dont la tête ne me revenait pas. Cela pouvait être les femmes de chambre, les serveurs, des invités, ou encore mes propres parents. (Il sourit.) C'est ma tante qui, alors qu'elle était excédée par mon attitude, a révélé à mon oncle tout ce qu'elle pensait de moi. Ils étaient dans une pièce fermée, mais comme le bon garnement que j'étais, j'avais l'oreille collée contre la serrure de la porte, espérant grappiller des informations comme le lieu où étaient cachées leurs économies. J'ai été très surpris d'entendre tout cela, mais ce fut une bonne chose, car je n'ai plus jamais été le même après ça. Seulement...

Asbjörn souffla en se grattant la nuque. Il ne put se retenir de poser une nouvelle fois les yeux sur le petit cheval de fer.

-Seulement j'ai mis de côté le sale gosse pour devenir un jeune garçon sans envie, sans passion, sans espoir. Ce qui est certain, c'est que mes parents préféraient que je sois comme ça, mais à ce moment-là j'étais destiné à une vie sans bonheur. C'est là que... (Il se racla la gorge.) C'est là que j'ai rencontré Liv. Une fille de mon âge. Radieuse, souriante, si belle, si gentille. (Ses yeux devinrent rouges et humides. Il renifla et parla d'une voix plus basse.) Liv était la seule personne qui comptait pour moi. Elle m'a donné des principes, des objectifs, de l'amour. Elle méritait tout le bonheur que ce monde pouvait lui apporter, mais à la place...

Le mystère restait entier pour l'instant, même si la jolie brune pouvait deviner sans mal une partie de la suite de l'histoire.
Une larme s'écoula le long de sa joue, mais son visage restait impassible. D'un geste, il sécha ses paupières. Même s'il affichait cet air sérieux, Asbjörn souffrait énormément en lui, et il était désireux de ne pas s'effondrer de tristesse. Il préféra faire une pause dans son récit, puis relança Velvet sur sa propre expérience.

-Vous m'avez dit être témoin de... Hum, je n'ai pas vraiment compris le sens de votre phrase. Vous connaissez quelqu'un qui a perdu un être cher ?

Attendant la réponse de son interlocutrice, le suédois balaya du regard la salle pour savoir où en était la préparation de leurs boissons, puis reposa ses yeux dans les siens, sans toutefois trop s'y s'attarder.

Observation, voilà le maître mot qui régissait la vie de Velvet. Encore une fois, cette expérience ne ferait pas exception.  Les grands yeux ambrés de la demoiselle regardèrent le jeune homme ôter ce qui lui servait d'attache pour les cheveux, puis se frotter le front. Il lui fallut un petit moment pour prendre réellement la parole et expliquer ce que le pendentif avait de spécial par rapport à ce qu'il avait vécu. Au début, ce fut un peu flou. Velvet ne comprit pas immédiatement que ce bijou avait été acheté récemment, mais fort heureusement ces détails vinrent après. Alors qu'il leva l'objet en question afin qu'ils puissent mieux le détailler, ses yeux croisèrent ceux de la demoiselle. Cela ne dura qu'un instant car elle était pas mal intriguée par cet improbable cheval .

"..."

Que pouvait-elle répondre à ses dires ? Qu'elle le comprenait ? Ce n'était pas si simple. Velvet n'avait jamais vécu ce genre d'histoires avec qui que ce soit. Son coeur battait pour quelqu'un, mais le savait-il seulement ? Et était-il seulement encore parmi les vivants ? A cette idée, le regard de la Princesse s'assombrit. En tout cas, c'était un bel objet, que Miss Crowe continua de regarder de temps à autres alors qu'il avait été posé sur un coin de la table.

Sans tarder, Asbjörn se lança de lui-même dans des explications plus poussées. Velvet allait enfin en apprendre plus sur son passé, sur l'histoire certainement tragique qui le liait à ce collier. Au départ, rien de bien extravagant ; la vie d'un simple petit garçon à qui on devait remonter les bretelles. Et ce fut fait par de simples paroles. Voir la réalité en face pouvait en aider plus d'un ! La deuxième partie de son récit se montra davantage digne d'intérêt. Elle y apprenait enfin qui était cette fameuse fille à qui il était lié. Sa description fit sourire intérieurement Velvet. Elle avait certains traits de caractère de sa petite sœur. Mais voilà, elle n'en saurait pas plus pour l'instant... Asbjörn avait mis un terme à son récit et laissa flotter le mystère autour de Liv. Il pouvait lui être arrivé plein de choses dont, la pire, la mort. Miss Crowe se sentit très mal en le voyant dans cet état de tristesse ; il avait même versé une larme en tentant d'achever sa phrase.  

Depuis quand était-elle devenue aussi sensible ? Le manque de ses proches l'affectait-il à ce point ? Néanmoins, pour l'instant, la demoiselle tenait bon. Pas une larme ne s'était écoulée et elle comptait bien se retenir aussi longtemps qu'il le fallait. Il lui faudrait beaucoup de courage puisque son partenaire de la soirée venait de lui lancer la balle ; c'était à son tour de partager son vécu.
Après avoir ravalé sa salive, l'Autrichienne tenta d'adresser un mot gentil au jeune homme, même si elle n'y était aucunement obligée.

"Je pense pouvoir discerner de quel genre de personne il s'agissait.
..."

Mais non.. c'était trop difficile. Velvet ne trouva tout simplement pas ses mots. Cette fille était peut-être décédée. Que pouvait-elle dire pour lui mettre du baume au cœur ? Atlas était parti également et rien n'avait pu la consoler. Elle se sentait incapable même si, à l'auberge, des paroles très sensées étaient sorties de sa bouche. Alors pourquoi rien ne sortait à présent ? Peut-être parce que les faits étaient de plus en plus concrets et qu'elle se sentait de plus en plus déstabilisée, surtout quand on lui demandait d'exposer sa vie.

"Excusez-moi, je me suis mal exprimée."

Car ce n'était pas facile.

"Nous avons perdu un être cher. Il s'agissait de notre... père."

Ses yeux se baissèrent et son visage grimaça. Par où commencer ? Ses poings étaient serrés sur ses cuisses.

"Je dis notre père, mais en réalité, il ne l'était pas. Aucun de nous n'étions ses enfants et, pourtant, il s'est occupé de nous de la meilleure manière qu'il soit.  Il a vraiment toujours tout fait pour qu'on soit heureux. Même avec moi..."

Alors qu'elle savait pertinemment, qu'enfant, elle était du genre à économiser son temps de prise de parole. Le moins possible, avec le plus d'informations possibles. Simple, concis, efficace ! C'est lui qui avait réussi à la changer, lui et Silfrid, plus que quiconque.

"Malheureusement, un jour, il n'est pas revenu... et là, toute notre vie, à tous les quatre, fut chamboulée. La famille qu'il avait réunie n'était plus. Sil.. enfin, un autre enfant qu'il avait accueilli, est parti du jour au lendemain. Je suis restée avec la plus jeune et l'autre fille. Puis, je suis partie. Je ne pouvais pas m'occuper de la petite, c'était trop compliqué pour moi. J'avais du mal  à gérer la tristesse d'autrui... et je n'arrivais pas à exprimer la mienne. Vous êtes d'ailleurs la première personne à qui j'en parle depuis que cela s'est produit."

Elle était chamboulée, mais aucune larme ne coulait. Elle prenait juste sur elle, comme toujours. Par contre, elle évita à tout pris de croiser le regard du jeune homme. La peur de découvrir l'expression qu'il était en train d'arborer, certainement.

"Je ne sais même pas pourquoi j'y arrive cette fois..."

Totalement perturbée la pauvre petite.

Difficile de savoir ce que la jeune femme éprouvait à l'égard d'Asbjörn. De la pitié ? De la tendresse ? Comprenait-elle seulement son malheur ? Elle ne laissait déborder aucune émotion notable. Elle était solide comme un roc, au contraire de son interlocuteur. Ce dernier aurait pu partir sans dire un mot de plus devant autant d'indifférence, mais il savait que ce n'était pas vraiment le cas. Il ne la connaissait que depuis quelques heures, et pourtant il était conscient que cela faisait partie de sa personnalité, qu'il ne fallait pas spécialement en tenir compte. C'est d'ailleurs l'une des seules choses dont il était sûr, car Velvet ne se livrait que très peu. Il allait donc falloir, petit à petit, briser sa carapace émotionnelle pour en savoir plus.

Elle commença par resituer les éléments composants sa propre expérience, à la demande du garçon. À la prononciation du mot « père », il se renfonça dans sa chaise, baladant son regard aléatoirement sur la surface de la table. Rien que de repenser au sien et à celui de Liv, la rage bouillonnait en lui, mais cela passa rapidement. En effet, outre le fait qu'elle ne parlait pas de son père « biologique », l'homme en question s’agissait d'une personne qui s'occupait d'elle et d'autres enfants d'une tout autre façon que ce qu'il connaissait. L'amour filial lui était bien inconnu. Cela avait attisé sa curiosité, il se mettait à se demander ce qui aurait changé s'il avait aimé celui qui l'avait mis au monde. Sentimentalement parlant, tout, sans l'ombre d'un doute, mais dans les faits...

La brune poursuivit. Malheureusement, le récit touchait déjà à sa fin, car celle-là même qui la racontait ne semblait pas en connaître tous les détails. Il est pénible de devoir constater un fait sans pouvoir l'expliquer, elle devait le savoir plus que quiconque. Toujours forte, Velvet ne laissa rien paraître de la tristesse qu'elle pouvait éprouver, mais le jeune suédois put remarquer son regard fuyant le sien. Étrange revirement, surtout lorsque l'on connaît la puissance que ses yeux pouvaient dégager. C'est comme cela qu'Asbjörn émit l'hypothèse qu'elle n'était pas aussi froide qu'elle voulait bien le montrer. Elle cachait simplement sa peine. Malgré ce qu'elle pouvait peut-être penser, cela la rendait attachante.

Le garçon baissa la tête, tel un rideau ses cheveux retombèrent devant son front. L'histoire qu'il venait d'entendre l'avait touché. Il comprit à cet instant que le malheur touchait vraiment tout le monde, à différents niveaux. Les trop nombreux facteurs les rendaient incomparables, et son point de vue ne devait pas compter, car chacun est différent. Un enlèvement peut faire autant de mal qu'un meurtre, le critère le plus important reste la personne qui subit l'événement. Ces deux-là n'y avaient pas échappé. D'un geste lent, le jeune homme remis ses cheveux en ordre et les attacha. Alors qu'il allait s'exprimer, le patron du bar, grâce à son énorme bras poilu placé devant son visage, l'en empêcha.

-Mademoiselle, voici votre chocolat. Et monsieur, votre jus de fruit. Je vous souhaite une agréable fin de soirée, dit-il avant de tourner le dos.

Sans intention de répondre au patron, Asbjörn fixa d'un air attendrit la jolie femme qui lui faisait face. Il ne le dit pas, mais il était heureux qu'elle ait pu se confier à lui.

-Je comprends ce que vous ressentez, enfin je crois. Ce devait être plutôt perturbant de vous retrouver seules du jour au lendemain. J'ai... (Délibérément, il choisit de reporter l'attention sur lui, afin de laisser un moment de répit à Velvet.) Ça ressemble à ce que j'ai vécu. Sans prévenir, toute ma vie est partie en fumée, et je me suis trouvé seul au beau milieu des cendres. J'étais trop mal entouré, trop faible. Parfois même je me dis que tout est de ma faute.

Le suédois s'accouda sur la table, regardant son verre de jus de pomme d'un œil humide. Il renifla.

-Tout est si frais dans ma mémoire... Il y a quelques mois, alors que nous étions dans ma chambre, Liv et moi... Elle m'aidait à réciter un discours que je n'avais aucune envie d'apprendre. Elle était la seule qui pouvait me convaincre. Je ne résistais pas à son visage si radieux, à son sourire si... (Il souffla du nez.) C'est arrivé si vite... Un homme couvert de sang a débarqué dans la demeure, hurlant que mon oncle venait de se faire assassiner par la famille de Liv. Je me suis empressé de la défendre, et mon père ne m'a pas opposé de résistance. Nous l'avons emmené avec nous alors que nous embarquions dans une calèche pour nous enfuir. Seulement...

Il saisit d'une main tremblante son verre, puis avala une gorgée de son breuvage.

-Je ne sais pas comment cela s'est exactement passé, mais Liv est tombé de la calèche alors que nous étions en route. J'ai supplié mon père de s'arrêter, de la sauver, mais il ne m'a pas écouté... J'ai sauté en dehors de cette maudite voiture, et je l'ai récupéré. Je n'ai jamais ressenti autant d'adrénaline me parcourir les veines... On a couru, sans jamais s'arrêter, pour finalement nous cacher dans une ruelle. Mais ce n'était pas suffisant... (Un nœud se forma une nouvelle fois dans sa gorge, les larmes retrouvèrent leur place, sur ses joues.) Ils nous ont rattrapés. J'ai vu la tête de son père parmi ces hommes assoiffés de sang... Il n'a jamais apprécié qu'elle me côtoie... Il l'a fait assassiner, sans la moindre hésitation, sans aucune compassion... Tout est de ma faute...

Asbjörn n'était pas assez fort pour supporter ses mauvais souvenirs. Pas encore. Il serrait des dents, regrettant de se dévoiler ainsi devant Velvet.

*Quel con...*

Le garçon était dans un état pitoyable. La pauvre auditrice devait se sentir bien mal, il le savait. Il pensait même qu'elle prendrait peur devant son histoire atroce, et qu'elle s'en irait sans dire un mot. Il fut bien stupide de croire qu'elle y avait seulement songé, mais ce n'était pas de sa faute. Depuis des mois, il n'avait pas vraiment rencontré de personnes s'intéressant à son cas. Tous craignaient que son malheur ne les atteigne. C'est excusable, mais tellement égoïste. Velvet, elle, était restée là, devant lui, tenant sa tasse de chocolat chaud entre ses deux mains. Elle l'avait écouté attentivement, on ne pouvait dire ce qu'elle ressentait, elle était toujours si stoïque... Tout à coup, alors que le suédois séchait ses larmes de sa manche gauche, il sentit une délicate chaleur se déposer sur sa main droite. Quelle douceur, quelle agréable sensation... Curieux, il retira son bras de ses yeux, puis vérifia ce qui lui prodiguait ce soudain apaisement.

Ce n'était autre que la jolie brune au regard ambré. Ses doigts fins englobaient le poing serré du jeune homme. Ce dernier cessa de pleurer presque immédiatement, ses joues rosirent légèrement. Des picotements parsemèrent son bras, se faisant dresser ses poils, et se propagèrent dans tout son corps, tandis que son cœur fit des bonds dans sa poitrine. Son sang n'avait circulé aussi vite que lors de sa rencontre avec Liv, alors qu'il tentait seulement de lui adresser la parole. Il ne savait pas où poser ses prunelles marronnasses. Tantôt elles fixaient sa main, tantôt elles se dirigeaient vers le beau visage de la demoiselle, puis finissaient par s'écraser sur un coin de la table. Un faible raclement de gorge se fit entendre avant que Velvet ne brise ce contact physique. Avait-elle remarqué sa gêne ? Probablement. Cependant, il me faut préciser que cette gêne n'était due qu'à la timidité du futur Guerrier Divin, et non en ses « préférences » en matière de femme. Car disons-le, il la trouvait tout à fait charmante.

La serveuse lui adressa quelques mots dans le but de lui remonter le moral. Cela était nouveau pour lui. Personne ne s'était préoccupé de lui autant qu'elle. Dire qu'il ne la connaissait que depuis quelques heures... Il put également noter que pour la première fois, elle l'avait tutoyé. Ce changement soudain prouvait qu'elle éprouvait un attachement tout particulier envers le Suédois. Que ce soit de la pitié, de la compréhension, de l'affection, c'était bien plus qu'on ne lui avait donné depuis la mort de sa compagne. De son côté, il commençait également à l'apprécier, même si à ce moment précis, il hésitait encore à replonger son regard dans le sien. Il sentait enfin que ce voyage était une bonne idée, même si tout cela était un pure produit de coïncidences. La jeune femme avala une lampée de sa boisson chaude, Asbjörn profita de cet instant pour décoller ses yeux de la table, les reposant sur les épaules de son interlocutrice. Le pauvre ne pouvait plus se résoudre à la regarder dans droit dans les mirettes !

Velvet poursuivit, lui apprenant qu'elle était à la recherche de quelqu'un. Perdu dans ses pensées, le Suédois soufflait bruyamment par le nez pour calmer son pauvre petit cœur de timide. Il se gratta le nez, dans l'espoir de cacher momentanément sa frimousse, alors que la belle jeune femme le regardait encore. Prenant son courage à deux mains, il parvint à sortir une nouvelle phrase. Eh bien... Vu la difficulté qu'il avait à s'en remettre, l'Autrichienne aurait mieux fait de le laisser chialer plutôt que de lui caresser tendrement la main... Toutefois, en ma qualité de narrateur, je suis presque sûr qu'elle ne reproduira pas deux fois la même erreur.

-Vous êtes donc seule, à présent ? Vous devez beaucoup tenir à ce Sil.. Silfrites ? Si vous voyagez afin de le retrouver, j'imagine qu'il a une place particulière dans votre cœur. (Sa voix était plus basse que précédemment, mais toujours audible.) Vous... Tu as dû beaucoup souffrir, tout comme moi. (Il laissa passer une poignée de secondes.) Je voyage aussi... à cause de tout ce que j'ai vu, à cause de tout ce que j'ai subi. Quelqu'un m'accompagne, évidemment. Je n'aurais pas pu entreprendre ce périple tout seul. Il n'y a pas si longtemps, j'hésitais même à me laisser mourir. Mais mon histoire serait d'autant plus triste, n'est-ce pas ?

Il prit une pause, en profitant pour la laisser répondre si elle le souhaitait, et but une gorgée de son jus de pomme.

-Celui qui m'accompagne est un homme grand et fort. C'est lui qui m'a sauvé des griffes de la famille de Liv. Aujourd'hui encore, je me demande comment il y est parvenu. Je n'ai en mémoire que quelques bribes de souvenirs de cette nuit-là... Les pires morceaux... Même lui n'a pas l'air de comprendre mon état, alors qu'il était aux premières loges pour assister à l'effondrement de tout ce qui comptait pour moi. Nous devons être trop différents... Ce doit être ça. Pourtant, il fait partie des deux seules personnes qui m'ont accordé leur temps. (Il la regarda brièvement dans les yeux.) Tu es la deuxième.

Le suédois se saisit une nouvelle fois de son pendentif, le scrutant avec un étrange intérêt.

-J'aimerais te poser une question. Après avoir vécu toutes ces atrocités, j'ai perdu tout ce qui faisait de moi un être humain solide. Ma carapace émotionnelle est si fragile que je craque en un rien de temps, mais ce n'est pas ton cas. Comment fais-tu pour être toujours aussi forte ? Ce n'est pas un reproche, c'est que... J'ai l'impression d'être si ridicule face à toi, avec ce genre de babiole que je trimballe n'importe où.

Un simple geste avait suffit à calmer Asbjörn. Il ne pleurait plus. Encore une fois, les petites choses qu'Atlas lui avait apprises fonctionnaient. C'était réconfortant. Mais alors que la demoiselle continuait son discours, elle put apercevoir les joues rosies de son interlocuteur. Pour autant, elle ne s'arrêta pas mais, dans un coin de sa tête, l'observatrice qu'elle était se posait des questions. Avait-elle eu un geste trop déplacé à son égard ? Cela l'avait sans doute surpris. En y repensant, Velvet pouvait comprendre cette étonnement. Elle avait peut-être été maladroite dans sa façon d'agir. N'y pensons pas trop ! L'objectif avait été atteint puisque le jeune homme s'était calmé. Il ne fallait se focaliser sur rien d'autre.

"C'est Silfrid..." dit-elle en buvant une nouvelle gorgée de son chocolat chaud.

Et oui, je tiens à lui. Fallait-il vraiment aller jusqu'à préciser cela ? Cela relevait de l'ordre du privé et elle n'était pas à l'aise avec ça, avec ce qu'elle ressentait.

"Il est important pour nous toutes et j'ai la prétention de croire que je suis la seule à pouvoir le ramener. De toute façon, je préfère voyage seule afin de choisir ce que je veux faire et où je souhaite aller. Et puis, je pense que le voyage aurait été plus compliqué avec elles à mes côtés."

Se laisser mourir ? Cette idée ne lui avait encore jamais traversé l'esprit. Ce serait abandonné définitivement et Velvet n'était pas de ce genre-là. Ses yeux se posèrent à nouveau sur Asbjörn qui poursuivait sa petite intervention, expliquant avec qui il partageait son voyage. Quelqu'un qui l'avait, certes, maintenu en vie mais qui n'arrivait pas à le comprendre totalement. Velvet baissa les yeux en se demandant si ce n'était pas plutôt sa présence qui aurait compliqué le voyage et pas celles de ses "sœurs". Malheureusement, elle fut interrompue dans ses pensées par les derniers mots que le jeune homme eut à son égard. Son visage montra enfin de l'étonnement lorsqu'elle leva les yeux vers son sauveur du jour.

".... Moi ?"

Personne d'autre ne s'était préoccupé de son état ? Les gens pouvaient vraiment être égoïstes et sans cœur. Pour quelqu'un qui se voulait plutôt réservée, elle avait fait quelque chose d'assez incroyable, à son niveau.

"Si j'ai pu t'aider, ne serait-ce qu'un peu, c'est l'essentiel." dit-elle en le regardant s'emparer de son bijou.

Décidément, il ne le lâchait pas plus d'une minute ! Tout en le regardant faire, Velvet ne s'imaginait pas que le voyageur allait très vite poser la question la plus complexe de la soirée. Comment faisait-elle pour être celle qu'elle était ? Miss Crowe se figea en entendant ça. Ses membres s'étaient d'un seul coup tétanisés tandis qu'elle ravala sa salive difficilement. Au plus profond de son cœur, elle avait énormément de choses à dire mais là... sur le moment... les mots ne sortaient pas. Pas mal de personnes l'avaient déjà questionnée au sujet de son fort caractère et de sa maîtrise des émotions mais elle n'avait jamais pris le temps de répondre. Elle n'en avait jamais eu envie. Même ses proches évitaient de la titiller ou de lui parler de ça. Ils la connaissaient et savaient pertinemment qu'ils n'auraient, en retour, que le bruit du vent à écouter.

Alors qu'ici la conversation avait déjà balayé pas mal de points plutôt personnels, qu'elle avait bien voulu partager avec cet homme qui, il faut le dire, était un parfait inconnu, la demoiselle commençait à se demander si elle n'irait pas jusqu'à se livrer totalement. La raison principale était que cela faisait très longtemps qu'elle n'avait pas pu avoir une réelle conversation avec quelqu'un. En plus de ça, il avait pris le temps de tout partager, sans détour, jusqu'à présent. Elle qui avait été curieuse, avait réussi à obtenir les informations qu'elle souhaitait entendre.. mais ce fut uniquement grâce au bon vouloir du jeune homme. Et là, cette question, ce n'était pas seulement pour la sonder (en tout cas, elle ne la voyait pas de cette façon), c'était pour trouver la réponse la plus importante : comment s'accrocher encore à la vie après avoir traversé autant d'épreuves ? Ce qu'allait lui confier l'Autrichienne risquait bien de le décevoir... car, oui, elle avait décidé de parler.

"Je ne pense pas être si forte que ça..."

Elle ne savait pas où regarder ; une fois son regard se posait sur ses mains, la fois d'après c'était sur le pendentif du garçon, encore après il croisait vaguement son regard pour finir par revenir se poser sur ses mains entremêlées.

"...Même si tout le monde semble être de cet avis. Je n'ai jamais été très douée pour me livrer, je crois que j'ai un blocage à ce niveau-là. Quand je me retrouve dans une situation un peu délicate émotionnellement parlant, je vais avoir tendance à enfouir ce que je ressens. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais devant les gens, c'est ce qui se passe... Alors que je sais pertinemment au fond de moi qu'une fois que je vais me retrouver seule, je risque de craquer.
Souvent, presque toujours d'ailleurs, je prends sur moi et..."

Les yeux ambrés de la demoiselle commençaient doucement à se noyer.

"... e-et... pourtant, intérieurement, je me sens frêle. Intérieurement,  je m'entends pleurer et je bataille pour que ça ne sorte pas. Comment pourrais-je être crédible alors que j'ai toujours fait la tête lorsque la plus jeune d'entre nous commençait à gémir ? Comment pourrais-je tenir mon rôle si je faiblis ?"

Un sourire forcé s'étira sur son visage alors qu'elle se trouvait vraiment pathétique.

"Non, je n'ai rien de bien différent de toi au fond, je suis tout aussi meurtrie. La seule différence, réside dans cette partie de ma personnalité, mon incapacité à lâcher prise."

Velvet finit par baisser les yeux. Pour la première fois, on pouvait lire plusieurs choses sur son visage qui, depuis le départ, était resté pourtant si stoïque. On y voyait de la tristesse, de la déception, cette impression d'être perdue aussi... et pourtant, malgré ses yeux vitreux, aucune larme n'avait encore réussi à s'extirper.

"J'ai besoin de prendre l'air..." finit-elle dire à voix basse, avant de se lever pour rejoindre la sortie.

Dehors, ses mains virent attraper le col de sa chemise afin de le remonter. Il faisait toujours aussi froid, si pas plus. L'Autrichienne se sentait vraiment mal. Non pas à cause de la température, mais bien de ce qui venait de se passer.

*Quelle idiote !*

Une rapide correction, avant de répondre véritablement à la question. Elle était seule. Depuis combien de temps ? Elle seule le sait. Le sujet n'est pas resté sur la table très longuement, il avait été expédié rapidement, mais de façon concise comme l'Autrichienne savait si bien le faire. Une information fut tout de même lâchée. S'il en avait douté – ce qui n'était pas le cas –, Asbjörn put avoir la confirmation qu'elle et le dénommé Silfrid étaient très proche, à tel point que la demoiselle pensait être la seule à détenir le moyen de le trouver, et de le ramener. Une forte détermination émanait d'elle, comme si rien ne l'empêcherait de mener à bien sa quête. Mais le plus intéressant restait à venir, car Velvet eut une réaction extraordinaire alors que le Suédois ne se doutait pas poser question si difficile.
Ce dernier soupira, puis termina une fois pour toute son jus de fruits. Le court instant de silence lui avait laissé supposer que c'était une très mauvaise interrogation. Il s'en voulait, il regrettait. Certain d'avoir indisposé son interlocutrice, il serra des dents. Pouvait-il seulement rattraper le coup ? Sa phrase était déjà choisie. Simple et efficace, bien que quelque peu banale : « Excuse-moi. ». Le message fut passé du cerveau à la bouche, mais avant qu'il ne puisse s'exprimer, l'impassible jeune femme retrouva la parole.

Incroyable retournement de situation, s'il en est. Alors qu'Asbjörn était perturbé par le délicat touché de sa confidente, et par l'émotion qui se dégageait de leurs histoires respectives, celle qui ne tenait plus son chocolat chaud entre ses mains perdit son sang-froid à son tour. Le futur Guerrier Divin le remarqua dans son regard, qu'elle balada un peu partout, comme pour chercher un endroit où se réfugier. Le désir de revenir sur ses paroles était encore plus présent, mais il était déjà trop tard.
Velvet commença par nier. Non. Elle n'était pas si forte, comme tout le monde aimait se le dire. C'était tout le contraire, selon elle. Peu de secondes défilèrent pendant que la serveuse au regard ambré révélait ce qui se cachait au plus profond d'elle-même, mais tout cela semblait durer des heures et des heures. Les mots étaient lourds, emplis d'une tristesse accumulée. Bouche bée, le Suédois ne savait pas comment réagir. Les rôles s'étaient inversés. Prit au dépourvu, il tentait de réfléchir. Tout se mélangeait dans son crâne, rien de concret n'émergeait alors qu'il pouvait apercevoir les yeux humides de la jeune femme, desquels aucune larme ne s'était toutefois encore échappée.

Cette révélation avait fait l'effet d'un coup de marteau sur la tête. Aucun des deux ne pouvait reprendre la discussion. Velvet était au fond du trou, et Asbjörn fort incapable de lui faire remonter la pente en un claquement de doigts. Ça y est, il l'avait définitivement perdu. Il avait posé la question de trop. Le garçon aux cheveux bleus se frotta les poignets sans savoir quoi faire, et avala sa salive de nombreuses fois. Il se sentait bête, inutile, impuissant.
D'un bond, la demoiselle se leva, avant de prendre la direction de la sortie. Il n'avait même pas essayé de la retenir sur l'instant. Ce n'est qu'après un court moment, infime, qu'il tendit la main pour la saisir, mais elle était déjà partie. Tout à coup, comme s'il venait enfin d'émerger dans la réalité, il se tourna brusquement sur sa chaise. Juste devant le bar, il pouvait distinguer sa silhouette. Elle était encore à portée. Rien n'était perdu. Il pouvait toujours lui parler, mais il lui fallait se dépêcher. D'une manière vive et maladroite, il enfouit son index et son majeur dans sa bourse, puis sorti une à une les pièces nécessaires au paiement de leurs consommations, avant de rejoindre le seuil de l'entrée.
À peine deux mètres les séparaient, mais elle lui paraissait si minuscule, si fragile. La distance était de trop à son goût, alors il réduisit l'écart. Au bout d'un mètre, le Suédois ralenti, se demandant s'il avait opté pour la bonne solution. Sa langue passa sur ses lèvres pendant qu'il s'interrogeait. Peu importe, finalement, car revenir en arrière était impensable. Son rythme cardiaque s'accéléra, il progressait, petit à petit, puis c'était fait. Le fossé était comblé. Asbjörn tremblait de tous ses membres, le froid n'y était pour rien. La responsable était Velvet, ou la situation, ou bien les deux. C'était le flou total.

L'apprenti d'Håkan ressentait toute la tristesse qui se dégageait de la jeune femme brisée. Alors qu'il se trouvait juste derrière elle, celle-ci pouvait ressentir un léger souffle chaud caresser sa nuque. Le sien. Le garçon s'apprêtait à accomplir la seule action qu'il pensait être suffisamment réconfortante. Une action utilisée par Liv à de multiples reprises, lorsque lui-même n'allait pas bien. Une action difficile pour quelqu'un qui, comme lui, n'était pas accoutumé aux interactions sociales.
Prenant son courage à deux mains, il se jeta à l'eau. Ses gestes étaient lents, presque imperceptibles. Ses mains allèrent se poser délicatement sur les épaules entourant la chevelure brune de la jeune femme. Puis, tout doucement, il les fit glisser le long de son buste, avant de les joindre et de presser légèrement le corps de Velvet contre le sien, le tout dans une douceur si maîtrisée qu'elle n'aurait aucun mal à s'en défaire. Tout était fait pour ne pas aller contre sa volonté.

-Il y a des questions qu'il vaudrait mieux ne jamais poser. Je m'en suis rendu compte bien trop tard. Je suis désolé. (Il dirigea son regard vers les lumières qui traversaient les fenêtres des bâtiments.) Mon jugement envers toi a été... beaucoup trop hâtif. Je n'aurais pas dû tirer de conclusions aussi stupides... Je manie mal les mots, alors je ne sais pas ce qui pourrait te rendre le sourire. Sache seulement que je n'ai jamais voulu te faire souffrir, et que je m'en veux affreusement.

Une minute s'écoula pendant laquelle ses joues accueillirent des larmes.

-Depuis que j'ai vécu tout ça... La mort de Liv... je n'ai jamais rencontré de personne qui me comprenne aussi bien que toi. Je ne veux pas te rendre si triste.

Il resserra légèrement son étreinte, espérant ne pas l'avoir brusqué.

Quelle idiote elle faisait ! Avoir le cran de sortir tout ce qu'il y avait au fond d'elle, tout ce qui rendait sa vie plus lourde à porter, et finalement partir en courant comme une voleuse. Où était donc parti tout ce beau courage ? Où s'était donc envolée la fille qui n'avait pas peur de dire ce qu'elle pensait ? Cette partie d'elle avait quitté le périmètre dès leur entrée dans ce bar. Maintenant, la voilà à l'extérieur, encore plus perdue qu'auparavant, ne sachant comment gérer ce surplus d'émotions qui l'avait envahie. C'était de sa faute et un peu de celle d'Asbjörn, qui avait su trouver la façon de faire et les mots justes, qui avait la malchance d'avoir vécu une histoire proche de la sienne. Cet homme l'avait mise dans un état qu'elle n'avait jamais atteint et, plus les secondes défilaient, plus elle s'en rendait compte. Ses mains, à présent juste exposées devant ses yeux, tremblaient comme des feuilles. Malgré ses efforts, aucun moyen de les arrêter. C'en était presque énervant. Velvet avait perdu le contrôle.

C'est alors qu'elle entendit un bruit, celui d'une porte s'ouvrir puis se refermer. Est-ce qu'il s'agissait de son camarade du jour ? Velvet n'osa pas se retourner. Elle ne voulait pas qu'on la voit comme ça, même lui, qui n'était encore ce matin qu'un inconnu à ses yeux. Ce fut donc les deux mains liées devant elle et la tête un peu baissée, qu'elle écouta les bruits de pas se rapprocher. Se rapprocher un peu trop près d'ailleurs. Pourquoi cette personne se trouvait-elle juste derrière elle ? Miss Crowe ferma les yeux et se mordit la lèvre inférieure.

*Laissez-moi...*

Elle refusait qu'on la voit dans cet état, à deux doigts de craquer plus que jamais. Ses mains en tremblait davantage rien que d'y penser, à moins que ce ne soit à cause du contact physique qui venait de naître entre elle et...

*C'est... lui.*

Asbjörn était là. Il avait passé ses deux bras par dessus les épaules de la demoiselle et s'était permis de l'enlacer. Avant même qu'il n'eut fini cette action ou même qu'il n'ait dit quoi que ce soit, Velvet l'avait reconnu facilement à son pendentif si particulier, suspendu à son poignet. Ses yeux fixèrent ce cheval atypique, enfin ils essayaient. Cela devenait de plus en plus compliqué et de moins en moins clair. L'une des main de l'Autrichienne se cramponna au bras du jeune homme qui se trouvait du même côté. C'était la fin. Elle avait pertinemment compris qu'elle n'arriverait plus à les retenir. Ses yeux se fermèrent et, l'instant d'après, les larmes commencèrent à perler le long de ses joues pour ensuite chuter sur les mains du Suédois. Ce dernier n'avait pas aidé avec ses mots, ses excuses, sa gentillesse. Pourquoi lui disait-il ça ? Pourquoi était-il si avenant avec une simple étrangère ? Depuis le début, elle l'avait trouvé à part, ses réactions étaient étranges.

"Pourquoi ?" souffla-t-elle

Son autre main, qu'elle se mit à serrer, vint frapper l'autre bras d'Asbjörn. Ce dernier ne souffrirait pas vraiment, elle n'y allait pas franchement. Les coups s'espacèrent de plus en plus avant de s'arrêter ; à présent, ses deux main s'agrippaient aux bras de l'étranger, qui avait resserré depuis bien longtemps son étreinte.

"P-pourquoi fais-tu cela ? Pourquoi es-tu si... si..."

Impossible de trouver le mot exact pour le qualifier sur le moment.

"Ne t'excuse pas... ne t'excuse pas d'une chose que tu n'as pas faite, encore une fois."

C'était comme ce qui s'était passé tout à l'heure, avec le primeur, il était intervenu pour l'aider et s'en était voulu ensuite de pas avoir pu faire plus. Tout en y repensant, elle ravala sa salive et tenta de se contenir mais sans succès.
Plus loin, deux personnes passaient par-là et l'une d'elle, une femme, regarda vers leur direction sans trop de discrétion. Cette simple chose fit trembler davantage la demoiselle aux cheveux d'ébène qui, aussitôt, força Asbjörn à lever les bras pour se retourner, dos à l'inconnue mais face à lui. Ses mains se posèrent sur les épaules du Suédois tandis qu'elle reprenait son souffle. Hors de question qu'on la voit dans cet état, n'importe qui !

"Ne t'inquiète pas." finit-elle par dire en fermant les yeux "C.. c'est moi qui ai pris la décision de parler. Tu n'as pas à te blâmer.
...
Je... je n'ai juste pas envie qu'on me voit comme ça."

Sa phrase se ponctua par de nouveaux sanglots. Sa tête était baissée. Il lui était impossible de lever les yeux vers lui pour l'instant, de croiser son regard. C'était idiot, mais cela rendrait réel le fait qu'il l'ait vue. Puis, elle la sentait si lourde comme si on l'empêchait de le faire. Il ne devait pas s'agir du moment opportun.

"En plus, par ma faute, tu pleures."

Elle secoua sa tête de droite à gauche.

"C'est plutôt moi qui devrais m'excuser." ajouta-t-elle assez difficilement "Toi qui as tout perdu, tu viens t'excuser auprès de moi et tu tentes de me remonter le moral alors que je suis moins à plaindre."

C'est vrai. Elle avait encore sans doute Silfrid qui l'attendait quelque part dans ce monde alors que lui avait définitivement perdu Liv. Velvet trouva cela tellement égoïste de sa part de recevoir du réconfort d'une personne comme lui. Minimiser sa douleur, c'était sa façon de faire. Il fallait qu'elle y arrive encore. Elle le ferait certainement, elle était comme ça. Mais avant cela, elle avait simplement envie de lui dire quelque chose avec la plus grande sincérité du monde. Sa tête se leva donc pour qu'elle puisse s'exprimer en le regardant, même les yeux noyés. Après tout, il fallait arrêter de se voiler la face, lui mieux que personne savait qu'elle pleurait. Un vrai sourire apparut son visage triste avant qu'elle ne lui dise...

"Merci."

Simple et concis, comme elle savait si bien le faire.

Elle commença par agripper le bras du Suédois. De fines gouttelettes s'y déposèrent également. *Est-ce la pluie ?* se demanda-t-il. Hypothèse vite réfutée. Cette sensation humide qui se présentait n'avait aucune des caractéristiques d'une quelconque précipitation. Le liquide s'écoulait lentement, une goutte par une, il était chaud. La basse température qui régnait dehors ne permettait pas cela, ne parlons pas de sa ridicule non-abondance. Non, rien à voir. Ces chaudes perles qui s'abattaient sur lui n'étaient autres que les larmes de Velvet. Il ne mit pas longtemps à comprendre, c'était si logique. Ses questions étaient si déplacées, si personnelles, si tristement indigestes pour elle. Il avait commis une erreur. Sa bêtise s'ancra au plus profond de son cœur, le faisant se sentir stupide. Son talent social au ras des pâquerettes ne l'aida guère à s'imaginer meilleure image de lui sur l'instant. Il ne pouvait que rester là, à espérer que son audacieuse action puisse la réconforter.

Elle se débattit faiblement. Ses mouvements étaient des coups portés par saccades, mais adjoint d'une force anecdotique. Asbjörn n'en tint pas rigueur, tellement ses gestes irréguliers confirmaient qu'il ne s'agissait pas vraiment d'une tentative pour s'extirper de son emprise. Quoi qu'il en soit, son étreinte était si légère que la jeune femme elle-même savait qu'elle n'avait qu'à pousser ses bras pour s'en délivrer, à la manière d'un portail coulissant bien huilé. Mais de tout ça, elle n'en avait rien fait. Les coups cessèrent progressivement, ses deux mains reposèrent à présent sur lui. Elle tentait de s'exprimer, sans parvenir à trouver les bons mots. Cependant, elle le rassura sur sa responsabilité quant à l'émotion qui l'avait submergée. Un couple passa par-là, dont la femme les regarda ostentatoirement. Aussitôt, le jeune homme sentit Velvet trembler de tous ses membres.

Facilement, elle passa par-dessous ses bras, puis se retourna pour lui faire face. L'Autrichienne, avec ses yeux ambre humides et brillants, lui paraissait d'autant plus belle. Non pas que le futur Guerrier Divin était versé dans les femmes aux glandes lacrymales surchargées, mais la voir partager de tels sentiments l'attendrissait au point qu'il ne faisait plus que l'admirer.
Ce n'était pas de la faute d'Asbjörn, mais bien de la sienne, disait-elle. Ce n'était pas l'avis du jeune homme, mais à quoi bon lui dire le contraire sinon partir dans des excuses interminables chacun son tour.
Il pleurait également. La femme aux longs cheveux bruns nota ce détail, et ne manqua pas de lui faire remarquer. Elle se condamnait à penser que c'était une fois de plus à cause d'elle et de ses actions.

Son regard plongé dans le sien, le Suédois ne put s'empêcher d'esquisser un début de sourire. Il se sentait bien avec elle, alors qu'ils étaient tous deux très proches et physiquement en contact. Tout doucement, ses doigts se placèrent à hauteur des joues de Velvet, puis se plaquèrent contre elles. De ses pouces, délicatement, il sécha ses larmes. Un bref moment passa alors qu'il ne faisait que la contempler. Ce court laps de temps avait néanmoins suffi à lui faire perdre le fil de la discussion. Elle l'avait remercié, mais il ne savait pas, ou plus, pourquoi. Il parvint même à oublier la raison qui les avait mené ici, à quelques pas du bar. Rester là à ne rien faire n'était pourtant pas la solution, même s'il aurait volontiers patienté une ou deux minutes de plus.

-Je ne suis pas plus à plaindre que toi, à partir du moment où tu ressors de ton passé de le même état que moi. Tout le monde à le droit à son moment de réconfort, et si j'ai pu t'apporter le tien en te prenant simplement dans mes bras, alors je suis heureux. Je ne veux pas te voir pleurer. (Les pouces d'Asbjörn parcoururent tendrement les joues de Velvet, une dernière fois. Le jeune homme retira ensuite les mains de son visage, le sourire bien plus étiré.) Voilà qui est mieux, tu ne trouves pas ?

Subtilement, les pupilles du garçon aux cheveux bleus surveillèrent le couple s'éloigner, jusqu'à devenir des points noirs à l'horizon. Dès lors, il les savait assez loin pour que l'Autrichienne ne soit plus sur ses gardes vis-à-vis des éventuels passants.
Toujours dans une douceur infinie, Asbjörn se saisit de ses mains en les plaçant dans les siennes, et les firent descendre de ses épaules.

-J'ai commis une erreur en te demandant de te dévoiler ainsi dans un endroit public. J'aurais dû savoir que cela te causerait grande peine. C'est en partie de ma faute si tout s'est déroulé ainsi. (Il fit glisser ses mains entre ses doigts, jusqu'à les lâcher complètement.) Si vous voulez, nous pouvons continuer cette discussion dans l'auberge où je loge, à l'abri des regards indiscrets. (Le rouge de la honte lui barra bien vite le visage, alors qu'il comprit l'audace de son invitation.) Oh... Je... J'ai conscience que ma proposition peut vous, euh... te paraître un peu étrange. Tu peux évidemment refuser si tu le désires ! Après tout, ma chambre n'est même pas digne de t'accueillir. C'est vrai, la toiture est pleine de trous et les lits sont à peine moelleux... Oh mais bien sûr, tu te fiches de l'état des lits !

Le jeune Suédois se gratta la tête, confus. La balle était une fois de plus dans le camp de Velvet, alors que le pauvre garçon devait lui paraître bien mal à l'aise.