Sortir brièvement du sommeil éternel

En d'autres temps, d'autres circonstances, l'autorisation du Père des Dieux lui aurait octroyé un soupir de soulagement à elle seule. Le pas le plus problématique était franchi. Sortir Zeus de sa léthargie volontaire pouvait s'avérer bien plus difficile que cela. Il aurait pu rester sourd aux suppliques de son enfant. Mais le coeur de Zeus est aisément malléable lorsque les évènements concernent certains de ses descendants. Et si ce n'est pas pour autant que les choses sont acquises aux yeux de Perséphone, elle a espéré qu'il ne saurait rester indifférent à sa requête. Une requête qu'elle promulguait pour la première fois depuis sa naissance, laissant entrevoir la gravité qui pouvait l'amener à implorer l'aide du père des cieux.
Mais le plus dur reste encore à faire et rien n'est pour l'heure acquis. Il pourra refuser de desceller son âme. S'il accepte, quelle forme pourra donc arborer ses réactions face à ce qu'il découvrira. Sans parler de la principale concernée qui, si elle entrevoit l'objet de ce malencontreux scellé, ne peut qu'imaginer sans pour autant être baignée de certitudes.  

En une fraction de seconde la fille du Printemps fait face à la large porte d'or qui marque l'entrée du temple de son père.
Son coeur est empreint de doutes, son âme d'incertitudes. Et pourtant elle ne recule pas, n'hésite pas un seul instant. D'un pas léger contrastant presque violemment avec le poids qui enserre sa poitrine, Coré franchit le mince interstice que le Père des dieux laisse entrouvert juste pour elle. Le grand hall de marbre est déserté de toute présence. Pas une nymphe, nulle âme qui vive en ces lieux dans lesquels Zeus s'est reclus. Assis sur un imposant trône d'or et de cristal, le père attend son enfant. Une enfant qui ne le regarde pas dans les yeux un seul instant alors que ses genoux ploient vers le sol à quelques mètres de lui, ses paumes se posant sur les dalles de marbre alors que ses prunelles sombres restent obstinément rivés sur cette étendue de nacre.

Comment lui expliquer. Que lui dire. De quelle manière aborder cet épineux problème et la seule issue possible de ce funeste dénouement. Il s'agit de prendre bien garde aux mots qui vont être employés, car à aucun moment la Fille de Déméter ne doit laisser planer le moindre doute sur son époux. Pas un seul instant, Zeus ne doit imaginer que le Sombre Monarque fait pression sur son épouse pour qu'elle descelle son âme. Sa colère risquerait alors fort d'être incontrôlable.

Sa voix légèrement tremblante n'est guère assurée. Perséphone qui d'ordinaire est si droite, presque fière, ne faisant montre d'aucune faiblesse quelle qu'elle soit, semble parfaitement désemparée à cet instant. Fatiguée, démunie, la déesse n'est plus que l'ombre d'elle-même.
Abaissant un peu plus le buste en prenant appui sur ses mains, l'ample chevelure d'ébène se répand sur le sol telle une nappe de pétrole sombre.

Un silence opaque. Des mots qui ne seront jamais formulés à voix haute. L'atmosphère qui enserre l'âme de la divinité du printemps est pesante. Elle ne répond rien aux mots de son père. Elle n'y répondra jamais rien. La faiblesse... La faiblesse qu'elle exècre tant, est aujourd'hui et depuis quelques jours, le point culminant de son existence. Démunie, désoeuvrée, égarée... telle est la déesse des enfers en cette sombre heure. Quelle ironie. Quelle situation pathétique.

Le fuir ? Evidemment. Le repousser ? Comment pourrait-il en être autrement. Elle a choisi depuis bien longtemps. Son choix, sa vie, son existence éternelle sont toutes entières tournées vers celui qui est l'unique. Hadès. Hadès, lui seul et personne d'autre.
Etre la compagne du seigneur des enfers se mérite. Devenir son épouse à travers les siècles et pour l'éternité comporte des sacrifices, certains plus lourds que d'autres. Abandonner le printemps. Ne plus être baignée par une autre lumière que celle d'Elysion. Ne plus voir Déméter. Et surtout... rompre ses liens avec son père. Car les deux frères ne se portent pas vraiment un amour fraternel qui serait sans doute de circonstance dans n'importe quelle autre famille du monde.

La faiblesse... est la pire tare qu'il puisse exister. La faiblesse n'a pas sa place dans son coeur, dans son esprit. Personne, rien, jamais, ne doit interférer avec ce simple et pourtant si difficile principe. Zeus... est l'une des quelques portes qui ouvrent sur cet affligeant concept. Elle ne peut se le permettre. Et s'il ne lui était pas apparu qu'il était la seule et unique solution à cet insoluble problème, ne serait-elle jamais venue ici. Ne venait-elle en Olympe que lorsque la situation rendait toute autre alternative impossible. Le procès d'Arès, le descellement de son âme.

A peine soufflé, presque murmuré, ces faibles mots semblent immatériels tant ses lèvres n'ont que peu bougé. Il n'y a plus d'échappatoire et si ce scellement revêt l'apparence d'une fuite, aujourd'hui elle va se confronter à nouveau à ce qui l'a poussé à une telle infamie. 
Elle ne pourra plus reculer. Il a raison et elle le sait. Et si elle a tenté tant bien que mal de peser toutes les conséquences qui vont se matérialiser sous peu, ne peut-elle finalement n'être que dans l'expectative de ce qui adviendra.

Doucement ses prunelles d'ébène quittent le sol de marbre pour se poser sur le regard doux de son père. Comment peut-il... l'aider encore aujourd'hui, alors qu'elle lui a tourné le dos. Se doute-t-il de tous ses mensonges... Difficile d'en être certain, mais cela est une possibilité fort probable.
Lentement sa main s'élève dans les airs. Elle n'hésite pas, ne recule à aucun moment. Et pourtant, lorsque sa paume se posera dans celle de Zeus, tout retour en arrière sera impossible. Est-ce le choix qu'elle a fait, est-ce la seule issue pour comprendre. Maintenant qu'Hadès "sait", elle ne peut faire autrement que d'aller jusqu'au bout.

Leur épiderme entre en contact. Une puissante lumière diaphane irradie de la paume paternelle pour fondre dans le corps de sa fille. Rapide comme les éclairs qu'il sait si bien matérialiser, les ondes divines se déversent dans son âme comme autant d'électrons rageurs prêts à détruire le plus petit obstacle se trouvant sur leur route.
Le conflit prend forme. L'aura de Zeus percute le sceau de toute sa puissance. Perséphone se sent chanceler l'espace d'un instant, manquant de perdre pied. Se rattrapant involontairement au bras du père des cieux, le visage de la reine des enfers se pare d'une couleur blanchâtre encore plus opalescente que d'ordinaire. Ses paupières s'écarquillent d'effroi alors que le sceau vole en éclat en une sourde douleur.
Un torrent de sentiments refoulés, enfouis, emprisonnés, la submerge avec tant de force qu'elle vacille, cette fois pour de bond. Son corps percute le sol dans un bruit mat alors que les iris d'obscurité fixent le gouffre de la terrible réalité qui s'abat sur elle. Ainsi... était-ce vraiment cela.

Une heure, puis deux, trois. La joue qui repose sur le sol de marbre est aussi froide que de la glace. L'expression qui pare son visage est figée, pâle, incrédule. Ses doigts finissent par se refermer doucement. Les poings serrés, les traits fermés, une aura d'un sombre pourpre irradie doucement autour de son corps frêle, ne la quittant plus, restant à ses côtés comme une carapace protectrice.

Alessio...

Lentement Perséphone se redresse. Il est difficile de considérer son état psychique à sa juste valeur. Tout ce qui apparait d'elle à cet instant... c'est le mal. Le mal le plus pur. Le mal dans un écrin de douceur et de finesse. Un mal qui suinte à travers chaque pore de son épiderme, se répandant autour d'elle en une nappe de noirceur presque nauséabonde. Est-elle furieuse ? Non. Elle est au-delà de la fureur.

Si son attitude est extrêmement révérencieuse, sa voix est sombre, son timbre est froid. Inclinant délicatement le visage vers le maître des cieux, son regard ne se pose sur lui, ne l'effleure à aucun moment. Et c'est sans lui avoir adressé le plus petit coup d'oeil, quel que soit sa nature, que la divine se détourne de son père. Un pas. Un second. Perséphone s'arrête. Le papillon onirique d'Hypnos bat légèrement des ailes en tentant de s'envoler pour faire face à sa reine. Un mouvement rompu dans l'oeuf quand les doigts fins le saisissent par les ailes pour l'en empêcher. Doucement elle enferme le papillon au creux de sa main. Elle est de dos, personne ne la voit, personne ne l'observe, la salle est vidée de toute présence en dehors des leurs.
Si une entité magique pouvait discerner ce que l'oeil ne peut distinguer, il y verrait les larmes de la souffrance, la douleur de la colère.

Oui, adieux. Hadès ne pourra jamais lui pardonner une telle chose. La trahison est trop forte, trop violente. Elle restera comme un goût amer dans sa gorge, comme quelque chose qui ne doit, qui ne peut survivre. Quelque chose qu'il faudra éradiquer. Son existence prend fin maintenant. Prend fin aujourd'hui.
Aucun des deux ne pourra supporter pareille infamie. Ni elle. Ni lui.