Le pont au dessus du fleuve (FB Styx-Arbhaal)

Un rêve...
Encore un, toujours le même.
J'étais endormi, c'était une certitude, car ce n'était pas la première fois que je me retrouvais à errer en ce lieu désertique, sur les berges de ce fleuve aux eaux obscures.
Et pour un adolescent, l'expérience n'était pas franchement plaisante de prime abord. Pourtant, au fil du temps, j'avais fini par considérer cet endroit comme une sorte de refuge, où je pouvais juste m’assoir et réfléchir, ou méditer.
Être contraint d'attendre de me retrouver dans mes rêves ou cauchemars, en l’occurrence, pour m'adonner à l'apaisement de mon esprit souvent enfiévré n'était pas banal, et l'ironie de la situation m'avait rapidement sauté aux yeux.
Et une nouvelle fois, après une journée épuisante à sauter, bondir, jongler et faire rire enfants et parents, je me retrouvais aux abords de cette eau à la surface légèrement embrumée.
Ni froid, ni crainte au contact de ce nuage de pois, juste une envie d'en contempler l'infinie surface.
Pour avoir lu de nombreuses légendes de temps oubliées, j'avais rapidement fait le parallèle avec le Styx, le fameux fleuve des enfers mythologiques, et je me demandais régulièrement si ces étranges pouvoirs que je possédais étaient la cause de ma présence ici. Etais-je un damné en devenir ? Etais-je... mauvais ? Un être vil par nature, voué à finir dans les pires geôles des prisons d'Hadès et de ses sbires ?
Étouffant un soupir, je pris place sur un rocher plat, aux abords des berges, pour laisser vagabonder mes pensées et mon imaginaire.
Le passeur Charon viendrait-il me chercher ? Ou une sirène peut être ? Bah, au moins je pouvais disposer de ce temps pour faire le point sur ma personne. Posséder des capacités hors du commun valait-il forcément damnation ? Pour un peu, les larmes m'en seraient venues aux yeux.

Lorsque la voix retentit non loin de moi, je bondis en arrière, poing levé et un léger cri de surprise au bord des lèvres. Prêt à m’enfuir à toute allure, je réalisais à temps que la personne qui venait de m’interpeller n’était autre… qu’une fille. Une petite fille ou une adolescente louche et potentiellement ivre, vu sa figure et son attitude.
Encore sous le choc de son apparition improbable, je l’écoutais en silence, l’observant d’un air fermé et peu amène. Hein ? Styx ?... Comme le fleuve des morts ? Moi qui pensais attendre Charon pour le questionner sur ce lieu, voilà que cette gamine me faisait une leçon de géographie infernale. Mais tout en l’écoutant distraitement, je commençais à me demander la raison de sa présence dans mon rêve. Car même si je commençais à être sensible aux charmes de la gent féminine, je trouvais ça pour le moins dégoutant de n’avoir comme seul fantasme potentiel né de mon imaginaire une gamine aussi paumée que moi.

Donc comme ça, tu portes le nom d’un fleuve… Oui, c’est logique.  

J’aurais aussi pu dire « Bonjour », « ça va » ou encore « que fais-tu dans mon rêve ?! » Mais mon pragmatisme coutumier venait de prendre le pas sur mes réflexes poussifs de politesse élémentaire. Il faut dire que je déplorais la fainéantise de mon imaginaire qui préférer donner un nom d’eau à cette fille plutôt que de faire l’effort de lui chercher une véritable identité.

Moi, c’est Arbhaal. Même si tu dois déjà le savoir. C’est la première fois que je te vois ici, malgré mes visites régulières.

Une simple constatation, ponctuée d’un léger sourire. Comment aborder la chose ? Pourquoi mon inconscient brisait-il la quiétude de mon havre de paix onirique pour me confronter à cette étrange apparition ? Un message à porter à ma connaissance ? Une simple image de ma luxure naissante ? Une compagnie pour pouvoir éviter de me morfondre et avoir quelqu’un avec qui échanger sur mes états d’âme ? Je m’approchais de quelques pas, sans quitter du regard la dénommée Styx.

As-tu une raison particulière d’être ici ? Je n’avais encore jamais croisé personne auparavant.

Rêve ou délire ?
Je ne me souvenais pas d'avoir bu de l'alcool avant de m'endormir... Ou alors ma raison vaciller, tout simplement... Cette fille prétendait être là depuis deux siècles... Mais bien sur...
Je la fixais d'un air plus que sceptique face à cette affirmation débile, même pour le fruit de mon imaginaire trop brouillon. Mais quitte à être coincé ici avec elle, autant jouer la carte du dialogue.

Bien sur que je sais où nous sommes... Je fais souvent ce rêve depuis mon enfance. Je m'endors et j'atterris ici, tout simplement. J'ai passé des heures et des heures à contempler ce fleuve et à réfléchir. J'adore le calme de ce lieu. Et c'est la première fois que je croise une figure humanoïde dans ma rêverie.

Peut être que son apparition signifiait juste que je me sentais seul et que j'avais un besoin maladif de compagnie et de conversation ? Pourtant, entouré de ma famille et membre de notre communauté, j'étais sans cesse au contact des autres. Sans parler de nos pigeon.... spectateurs ! Vraiment étrange comme situation.

Alors dis-moi Styx... Tu ne t'ennuies jamais à errer ici depuis aussi longtemps ?

Mouais.
Une fois réveillé, cette entité née de mon imagination fertile devait probablement s'évaporer dans le brouillard de mon subconscient. Mais je ne tenais pas à la froisser pour autant, ou à être désagréable avec cette part de moi. Et puis, je n'y connaissais strictement rien en chimère et rêverie, donc peut être que cette rencontre signifiait davantage.
Je savais posséder certains pouvoirs étranges, assimilés à de la sorcellerie, alors peut être que tout ceci avait un sens. Je l'espérais, car l'autre option demeurait la simple démence.

Cet endroit me semble toujours triste et sinistre au premier abord, mais je m'y sens bien... Comme apaisé par ce calme et la quiétude cache qui s'en dégage lorsqu'on y prêtre attention. Qu'en penses tu ?

Plus la conversation avançait et plus cette fille me semblait complètement folle. Démente. Tarée. Ravagée du bulbe. Mythomane. Mais sa raison d'être dans mon rêve devait bien exister...
Je l'écoutais donc, main sur le menton dans une posture d'abord attentive, puis rapidement sceptique lorsqu'elle évoqua les titans, ma mort et les roi et reine des enfers.

J'ai dit une figure humanoïde, pas une humaine... Tu as deux bras, deux jambes et une tête, non ? Donc ma formulation était juste. Et puis, pourquoi parles-tu de toi à la troisième personne ?!

Un nouveau signe de démence : la mégalomanie.
Mouais, pour produire de telles entités dans mes chimères nocturnes, je ne devais pas être tout à fait clair moi même. Et justement, à l'évocation de mon soi-disant statut de défunt, je me surpris à sourire.

Comme je te l'ai dit, ce n'est pas la première fois que je viens trouver refuge ici, pendant mon sommeil. Alors à moins d'être mort d'un coma éthylique par abus d'hydromel, je pense que mon séjour va être bref, comme à chaque fois. D'ailleurs, je me demande bien pourquoi je suis toujours attiré ici... Tu penses que ça pourrait avoir un lien avec... Les souverains des enfers ?

Attiser sa folie en entrant dans son jeu, n'était peut être pas la meilleure idée, mais il me fallait bien occuper le temps. D'ailleurs pour prouver à cette étrange fille que j'étais bel et bien vivant, je levais la paume vers les cieux invisibles et me concentrais pour y faire naitre une sphère enflammée de ténèbres.

TU vois ? Dans ma famille, je suis le seul à savoir faire de la magie comme ça. Tu as déjà vu ça ?