[FB] Les Méandres de l'Esprit [Kilvan - Ashram]

Assis sur le rebord d’un parapet, je jongle avec le vide. Que pourrais-je craindre en vérité ? Je suis à quelques pas du palais, la grande cour s’étend derrière moi, la nuit est sur le point de tomber, je me sens nocturne… inspiré… aspiré par une avalanche de mots qui dérivent et se forment pour prendre naissance au creux de ma voix. Alors je pense, je m’élance…

Qui du chien ou du loup a gardé la mémoire,
Du morceau de noirceur, de sa part de ténèbres ?
Ne reste-t-il en eux quelque part très obscure
De leur bestialité emplissant tout leur être ?

Profond n’est-ce pas ? Après tout, ce n’est pas à moi à le dire. Autant je dis, je note, je parle, autant ce qui est dit reste très évocateur pour moi… suis-je un chien révoltée ou un Loup apprivoisé ? Mince, voilà que ça recommence….

J’ai plongé mon esprit en ce monde hermétique,
J’ai cherché la réponse si chère à nos cœurs.
Sommes-nous aveugles, aussi pathétiques,
Pour ne pas percevoir la couleur de notre âme ?

Mais la folie nous guette en ses temps de grand doute,
Et le temps nous accable ou bien nous joue des tours…

Une hésitation et voilà ma rime brisée. Bon, sauvons la face, j’ai encore le nombre de pieds intacts… Si peu ? Et c’est hésitant que je poursuis. Est-ce mon cœur ou mon esprit qui me guide ? Tant pis… je poursuis…

L’homme de raison à demi-mot se cache…
La peur règle son cœur et c’est là son fardeau.

La réponse trouvée en ce soir incertain,
Entraîne mon cœur vers d’étranges impressions.
Guide-t-elle mes pas vers la pleine sagesse ?
Donne-t-elle à mon âme un semblant de raison ?

Bon… autant le dire, il faudra que je travaille ça un peu plus si je veux que ça ressemble à quelque chose, c’est certain… mais la première me plait… à moins que ce ne soit la seconde ? Et la nuit est si belle…

Kilvan errait sans but dans les couloirs du palais. Bien que son statut particulier ne l'y place pas forcément en odeur de sainteté, c'était encore le meilleur endroit où se trouver. Sait-on jamais, l'on pourrait avoir besoin de lui. Au moins n'aurait-on pas à l'envoyer chercher si le besoin s'en faisait sentir. Et puis, le château était assez vaste et peu peuplé que pour n'y croiser personne – ou presque. De jour comme de nuit, il y brûlait des torches qui chassaient les ténèbres... Le gardaient à l'abri. Mais, une fois n'est pas coutume, le pas silencieux qui le faisait avancer le long de la grise pierre le mena à la rencontre de mots perdus dans la nuit à venir.

De leur auteur également, dont la stature ne tarda pas à paraître à l'orée des prunelles d'émeraude qu'il releva pour l'occasion. Il ne l'avait jamais vu avant, mais il n'avait jamais vu personne. Il ne se mêlait pas aux Guerriers Divins, parce qu'il n'était pas des leurs. Qu'on l'ait autorisé à rester sur ces terres n'était que pure charité. Il n'avait pas pour autant été accepté et ne le souhaitait pas. Ici comme ailleurs, sa place n'y était pas... Sans crainte néanmoins, il s'approcha sans hâte pour mieux suivre le fil de sa litanie. Que quelque chose l'intrigue n'était que trop rare ; il eût été malavisé de passer à côté.

« C'est beau. »

Que pouvait-il dire d'autre ? Il n'y connaissait rien. Il n'était encore qu'un enfant, chétif même pour son jeune âge. De la vie, il ne savait pas grand chose ; de ce qu'elle avait à offrir encore moins. La poésie – au même titre que n'importe quel art – dépassait sa compréhension, dont la portée avait été durement restreinte par une vie de fuite. Mais même sans en percevoir les subtilités, la beauté qui en émanait ne lui était pas étrangère. À défaut de pouvoir charmer son esprit, au moins effleurait-elle sa sensibilité endormie. Que l'idée de sa compagnie ne le rebute pas venait peut-être de ce qu'il semblât plus proche de la bête – quand bien même celles-ci n'avaient guère plus d'affection pour lui que les hommes en général. Emmitouflé dans sa cape noire, il se posta devant le scalde, une ténue lueur de curiosité dans le regard.

« Qu'est-ce que c'est ? »

Un bref instant de répit entre deux vers, voilà que ça se stoppe. L’inspiration en panne me mène vers des cimes et les hauteurs insoupçonnées du lyrisme, en tout cas je m’y essaye. Bon gré mal gré, je tente d’avoir un peu de rimes, de vent, de mots. Ca reviendra. Une présence ? Des mots ? Je me retourne. Un jeune homme, curieux, déterminé à savoir. Je ne me souviens pas l’avoir déjà vu, par contre j’ai déjà ressenti son Cosmos.

- C’est… spontané.

Je souris. Que pouvais-je dire de plus en l’état ? Il m’arrive de perdre ma voix, mes paroles et mes maux au-delà du mur qui se dresse devant moi, par-delà l’horizon : parfois aussi clairement que le ferai un messager, parfois aussi fort que hurlerait un guerrier. Qui pouvait m’entendre ? Aujourd’hui il y en avait un.

- Merci, je ne suis pas vraiment responsable de ce qu’il se passe dans ces moments-là. Enfin, si, mais disons que je laisse s’écouler les mots comme l’eau au travers de mes mains… il en reste quelque chose, toujours. Parfois c’est harmonieux, parfois c’est autrement. Mais je t’en prie, ça m’a fait plaisir de t’expliquer. Ah, au fait, mon nom est Ashram.

J’en profite pour sauter hors du mur sur lequel j’étais assis face au nord et au vide, si on peut dire.

- Je raconte ce que je ressens. Ce soir, tu as entendu quelques doutes, quelques questions sur ma nature. D’ordinaire, je n’ai pas de public, alors je parle tant que je peux.

« Je vois. »

Non, il ne voyait pas, mais il pouvait au moins faire semblant. Continuer à entretenir cette mascarade. À lui qui n'était pas entièrement humain, les clés manquaient pour en comprendre le coeur. Si la raison et la logique lui permettaient le plus souvent de cerner les choses qui lui échappaient, ce n'était pas une science exacte. Les arts, à l'instar de tout ce qui est abstrait, allaient au-delà de son mode de pensée presque mécanique. Il n'était qu'un automate. Avec des entrailles en fait de rouages, une peau en guise de carénage, mais un automate quand même. Oh, bien sûr, il aurait bien aimé. Mais le destin le lui avait refusé.

« Kilvan. »

Donner son nom quand quelqu'un d'autre se présente, quand on le lui demande, n'est qu'un autre de ces curieux automatismes. De ces normes sociales qu'il a pris la peine d'assimiler pour ne pas trop jurer en société. Pour s'accaparer un semblant de normalité. Est-ce réussi ? Cela, il ne le saura jamais. De même qu'il ne sut s'il devait s'estimait heureux que l'homme lui ait parlé. Trop souvent, on s'enfuyait à son approche. La force obscure qui émanait de lui même tous feux cosmiques éteints n'y était pas pour rien. En quête psychique de cette fantaisie qu'Ashram essayait de lui expliquer par des mots, il afficha un air buté.

« Comme de l'eau. » répéta-t-il, languide.

Non, vraiment, il ne comprenait pas. Peut-être un jour. Peut-être quand il aurait acquis ce qu'il lui manquait pour en faire un être à part entière, si c'était un jour le cas. Si c'était seulement possible. Tentant de mettre de l'ordre dans sa tête trop bien rangée, dans sa pensée trop lisse pour être naturelle, il releva les yeux vers son hôte. Savait-il qui il était - ce qu'il était ? Si oui, il n'en montrait rien, en tout cas. Pourtant, ses sens semblaient bien plus aiguisés que ceux de tout homme qu'il avait pu jadis rencontrer. Il régnait en lui quelque chose d'anormal, quelque chose d'animal.

« Êtes-vous humain ? » s'enquit-il platement.

Timide, craintif ? Je ne sais pas réellement s’il n’ose pas ou s’il se sent exclu de quelque schéma que ce soit. Ce qui est notable c’est la quantité de gants dont il se pare pour évoquer quelque chose, et quand bien même, ses interventions, bien que courtes, sont très directes. Sa dernière d’ailleurs est évocatrice du fait qu’il capte vite ce que les autres peuvent dégager autour d’eux, en l’occurrence moi. Je souris à la simple mention de sa question.

- A priori, non.

Je laisse passer un flottement, histoire de temporiser ce que je viens de dire, ça me laisse le temps de penser un peu à ce que je vais raconter par la suite. J’ai des certitudes mais pas mal d’interrogations.

- Le Père d’Asgard m’a fait revenir d’entre les morts sous les traits d’un humain. J’étais un esprit animal autrefois, un Loup, en un temps ou les hommes commençaient à peine à faire du feu… J’ignore s’il s’agissait de ce monde ou bien d’un de ceux reliés à l’Arbre-monde… un jour il faudra bien que je demande à Odin ou à sa glorieuse épouse les raisons de mon retour.

Un Loup dans l’armure du loup… des yeux étranges et aux reflets qui trahissent immédiatement ma nature, une âme vagabonde perdue entre deux mondes, un Anima étrange dans le royaume des morts, comme si ma nature se révélait sur le palier des dimensions, bref, autant de choses que j’ai comme preuves de ce que j’avance… Sans compter le récit de mes aventures passées, ailleurs…

- Alors dans l’attente, je vagabonde... Cela ne fait pas un an que je suis revenu marcher sur cette Terre, Et toi, tu es ici depuis longtemps ? Je ne t’ai jamais vu encore, jusqu’à aujourd’hui.

Il continua de dévisager Ashram, sans se douter un instant de l'impolitesse de la chose. Comment un intérêt prononcé aurait-il pu être négatif d'une quelconque façon ? Là encore, c'était une nuance qui lui échappait - un des trop nombreux détails qui séparaient l'humain de ce qu'il était. Apparemment n'est-il pas seul dans ce cas ; il ne faut guère de temps pour que l'homme-qui-n'en-est-pas-un lui donne raison. Doit-il pour autant se sentir plus proche de lui ? L'Andromède Noir n'en a pas idée. Ce qu'il lui faudrait pour le savoir, il ne l'a pas en lui : une vie trop avare ne le lui a pas appris. Sa tête pencha sur le côté, faisant les fils noirs de sa chevelure danser.

« Un loup ? »

Le ton se voulait plus interrogatif cette fois, quoique toujours désincarné, comme si cela ne le concernait pas vraiment. Comme s'il n'était pas vraiment de ce monde et ne voyait pas le concept, l'existence par-delà le mot. S'il ne pouvait nier que c'était parfois le cas, ça ne l'était point ici. Pour avoir eu suffisamment maille à partir avec des bêtes sauvages dans sa laborieuse quête de tranquillité, dans sa poursuite d'une utopie, il savait mieux que bien de quoi il s'agissait. La conclusion s'imposait :

« Les animaux ne m'aiment pas beaucoup. »

L'instinct proéminent et les sens exacerbés que l'on trouvait chez les animaux ne rendaient que plus voyant l'illogisme qui l'habitait, l'anomalie qu'il était - le péché qu'il incarnait. L'émeraude sans brillance de son regard rencontre l'héliolite de celle du Guerrier Divin. Ce qu'il est, lui aussi en a une compréhension innée ; il ne peut mettre de mots dessus, mais au fond de lui, il le sait. Quelque chose de sombre et d'ancien, caché derrière le masque d'un visage humain. Voilà qui lui aurait rappelé quelqu'un, si pareille association avait été à sa portée. Au cours de sa pensée, hélas, semblable dérive est refusée.

« Je ne sais pas. »

L'énigme semble faire partie intégrante de ces chairs - un de ces mystères qui ne sont pas faits pour être mis en lumière. Pourtant, sa voix paraissait sincère - mais qui aurait pu le jurer ? Nul auparavant n'a daigné s'en enquérir, nul n'a pris la peine de s'y intéresser. Comme tout être, le temps l'échappe, le fuit, mais plus encore. À quoi bon tenir les comptes quand chaque jour n'est que tentative d'évasion pour lui qui est prisonnier du noir ? Le zénith ne l'avait plus effleuré depuis longtemps, voilà tout ce qu'il peut dire.

« Séléné sait. »

Banni de l'éclat solaire, fugitif de la lueur du jour ; plus qu'un vouloir, une nécessité. Pour tout ce qui vit - en fait-il seulement partie ? Une brise mordante vint cingler ses traits pâles, anima de même sa cape d'une vie éphémère. Sous les ténèbres ne s'en trouvent que de plus noires encore ; sous l'étoffe noire, le noir demeure, plus brillant, plus solide - plus inaccessible. Malmenée par le vent, par un nord qui ne veut pas plus d'eux que le reste du monde ses chaînes divulguées poussent un faible tintement. Il ne fit rien pour le cacher : ne pas dire toute la vérité n'est pas non plus mentir, et s'il n'en dit pas long, c'est souvent par oubli.

Point de lumière pour ce qui ne s'éveille qu'à la nuit tombée.

Le silence tombe sur notre conversation. Je sens que mes propos l’ont secoué un peu. Il répond sans répondre, il reste silencieux et dans l’attente de je ne sais quoi. Il ne sait pas ? Séléné sait ?

- Tu ignores ce qu'elle sait ?

Réponse spontanée. En fait, c’était sur le ton ‘’d’en savoir plus’’. Ses réponses fragmentaires n’apportaient que d’autres questions encore et encore. J’avais décidé de les poser. En prime, il est vrai que je ne connaissais pas ce résident d’Asgard, pas plus que je ne devrais en tout cas. Ce n’est pas de la curiosité, non, c’est l’envie de savoir qui arpente les couloirs du Palais. Faut surtout espérer que ces raisons ne soient pas secrètes, qu’il n’y ait pas raison d’état derrière tout ça. Asgard une terre d’asile, c’était certain en tout cas, même moi était un apatride avant ma venue ici.

- Il y a toujours une place en Asgard pour ceux qui ont une part d’ombre… il semblerait.

Les pieds dans le plat. Je m’englobe nécessairement dans le lot de ceux dont je parle. Il l’aura compris par le jeu de regard. Et avec ce que je lui ai dit avant, c’est encore plus clair. Je laisse planer un silence. Voilà que je me mets à parler comme lui, des phrases uniques, courtes… Mimétisme volontaire pour aborder la rencontre autrement, ça devrait sans doute lui convenir, plus que précédemment en tout cas.

- Même pour les loups…

« J'ai du mal avec le temps. »

Et tant d'autres choses, mais là n'était pas le sujet. En estimer l'écoulement avait toujours été un problème pour lui. Veiller la nuit pour dormir le jour n'avait fait que détraquer plus avant sa mécanique humaine. Que l'on parle d'un an ou d'une journée, il n'en avait qu'une idée vague, un concept abstrait. Parfois lui venait l'étrange croyance que son cours ne lui échappait que parce qu'il lui avait échappé le premier. Asgard... Depuis quand ? Un an, peut-être deux. Était-ce important ?

« Je ne suis pas un loup. »

Ce n'était pas une plaisanterie. Ce n'était rien du tout, sauf peut-être l'évidence même. Le fait et rien que le fait. Le lien entre Ashram était établi, mais quel rapport avec lui ? Là encore, une subtilité que n'admettait pas son esprit particulier. Les insinuations étaient vouées à se briser sur les murailles de son incompréhension pour mieux choir dans un précipice d'indifférence. Ce n'est pas volontaire : tout lui est tant égal que son attention peine à durer, prompte à s'éteindre comme la nuit l'est à tomber. À raviver les ténèbres qui rampent à ses pieds.

« Je suis... » Son timbre lancinant resta en suspens, comme s'il espérait que le monde lui livre la réponse. Confronté à son silence, force lui fut de remarquer : « Je ne sais pas. »

Sous sa surface de flegme, la réflexion suit son cours, dans les abysses de la pensée. Des eaux sombres où nul ne devrait s'aventurer, pas même celui qui les accueille en son sein. C'est une plongée dont on ne remonte pas, une descente vers l'inconnu et l'effroi. De petits pas l'approchèrent du garde-fou qu'Ashram venait juste de quitter, reflétant le crépuscule dans les miroirs d'émeraude de ses yeux. Quand meurt la lumière et que le soleil se noie. Quand le ciel s'enflamme puis s'éteint pour ne se rallumer que le lendemain. Quand bataille aura été livrée et qu'il pourra à son tour sombrer...

« Que suis-je ? »

L'ombre lui était plus intime qu'à quiconque - les Ombres, même. Mais que cela faisait-il de lui ? Jamais cette question ne l'avait effleuré - comme un interdit, un tabou secret que lui-même ignorerait. Un verrou tapi dans les tréfonds de son âme dont la clé aurait été perdue avant même qu'il puisse en supposer l'existence. L'étau de ses chaînes se resserra autour de ses bras en signe de réconfort. Le reflet de l'homme-loup, à nouveau, fut fait prisonnier de son regard céladon, avide d'une clarté qu'il ne peut pas plus que lui posséder.

Il me donnait l’impression de plus en plus évidente d’être un peu perdu, d’ignorer ce qu’il est. Un peu j’avais dit… Quoi lui dire sans le froisser ou présumer d’un truc qui m’échapperait. Il valait mieux parler d’un truc que je pensais connaitre plutôt bien…

- Tu es certainement comme moi, à cheval entre 2 états, 2 sentiments, 2 mondes. Tu n’as jamais pensé aller voir Séléné pour en savoir plus ?

Je me rapproche de la bordure comme il le fit avant moi. Je sonde l’abysse qui nous sépare du fond. La noirceur ne m’impressionne pas. Je regarde ce compagnon atypique. Asgard a toujours été une terre d’asile à ce que j’en sais.

- Je me suis toujours demandé jusqu’où je pourrai descendre le jour où j’apprendrai à vérité. Pas bien loin sans doute. La volonté est la plus forte.

Je laisse passer un moment pour que cette dernière phrase marque son temps. Vouloir c’est pouvoir, dans un sens. Devrait-on avoir tous les jambes sciées de ne rien savoir ? Peut-être aurait-il besoin d’une impulsion pour aller demander mais je me demande justement s’il le ferait. Si c’était moi, si je savais l’ombre d’une piste…

- Séléné… si elle sait, pourquoi ne pas lui demander ?

Je laisse passer un léger instant alors que le vent agite légèrement mes cheveux.

Et d’ailleurs, tu as un avis sur qui du chien ou du loup a gardé la mémoire du morceau de noirceur, de sa part de ténèbres ? Tu sais, je me suis toujours demandé si le chien avait des restes de son aspect sauvage… si le loup ne pouvait pas l’envier un peu… jusqu'à vouloir embrasser sa cause... Tout cela n’est qu’une image bien sur…

« Sans doute. »

Et il ne tenait pas à le savoir. Pour son propre bien. Ça ne lui apporterait rien de bon, il pouvait le sentir. Et pour ce qui était du néfaste, il en avait déjà plus que son content. Ne pas en rajouter serait la plus sage des décisions ; cela, même son esprit perturbé pouvait le calculer. Entre deux mondes. Oui, la définition lui était familière, étrangement - trop pour que ce soit naturel. Mais étant donné ce que ce monde-ci lui faisait subir, pourquoi y rester ? S'il avait un pied dans chaque, pourquoi ne pas passer entièrement de l' autre côté ?

Une sorte d'instinct viscéral lui souffla de se garder de ce qu'il souhaitait, parce qu'il pourrait bien être exaucé. Son regard suivit celui d'Ashram vers les tréfonds. Les mots n'ont pas encore été prononcés, mais le concept est connu des hommes depuis l'aube du monde, et s'il doutât de son humanité, Kilvan n'y fit pas exception. Quand tu regardes l'abysse, l'abysse te regarde aussi. Dans les profondeurs de ce noir intégral, de ce vide qui s'étend plus loin que nul ne saurait voir, il lui semble discerner des yeux sans éclat ni couleur, un inexprimable regard.

Et, s'il n'est qu'absence, ce regard semble faire part d'une attente. D'une invitation en suspens, de celles qui ne se déclinent pas. Depuis quand ? Et jusqu'à quand durera sa patience ? Est-ce pour son âme, s'il en est pourvu, qu'il patiente ainsi dans tout ce qui n'est plus ? Pauvre comme elle est, quel frugal repas il en tirerait... Ou Elle, puisque c'en est une, encore. L'Andromède Noir n'a pas grand doute sur le sujet. Ses chaînes frémissent, apparemment curieuses d'explorer ce précipice, mais il les en coupe l'envie d'une pensée. Pas cette fois, en tout cas.

« Si tu veux. »

Lui n'en voit pas l'intérêt, ne veut pas le voir. Il est bien comme il est, ou veut le croire. Ce n'est que peu de choses, mais c'est déjà bien mieux que ce qui a été, que ce qui aurait pu être. Son temps en Asgard, ce qu'il y est, ce qu'il y fait... Ce sont autant de choses qu'il n'est pas sûr de vouloir savoir. Mais si Ashram le désire, il n'irait pas le lui interdire, se contenterait de se laisser porter. De suivre le courant, comme il l'avait toujours fait - n'était-ce pas à force de dérives qu'il avait fait naufrage en ces contrées ?

Le Chevalier Noir se retourna pour s'adosser au bastingage qui le protège de cette mer de rien. Sa cape malmenée par les vents cingle la noirceur d'une armure sans vie, d'un métal froid et creux - aurait-il pu mieux choisir ? Une coquille vide qui en enveloppe une autre, sans toutefois s'en trouver plus emplie. Sans être autre chose qu'une carapace que n'habite qu'un secret trop lourd à porter. Ses yeux gagnent cette fois le ciel, où l'encre de l'univers a été renversée. La réponse à sa question, n'est-elle pas évidente ?

« Ce sont les loups qui s'éveillent à la nuit. Qui la recouvrent de leurs cris. »

Peut-être était-il un loup après tout.

Le silence était retombé. Hélas c’était un sentiment, une sensation trop étrange pour moi. Tel le loup dans les flaques d’eau, j’aurai bondit pour détruire le reflet, à l’infini, pour le voir se refaire encore et encore. Irrésistible envie de troubler le silence. Prononcez-le une seule fois et il n’existe plus. Etrange sentiment.

- Kilvan, je ne déclame des vers que lorsque me rêves me dictent quelque chose, sans doute une chose qu’il me faut, ou peut-être pas. Comment savoir ? Ce sont des rêves. Je suis à la recherche de réponses, comme toi, on dirait. Tu devrais trouver un moyen d’exprimer tes interrogations, sinon, elles rongeront ton esprit.

Une grande inspiration, je ressens quelque chose, je la vois encore, les yeux fermés, celle qui il y a peu encore habitait dans un recoin de mon esprit. Qui pourrait-elle être ? Je ne le sais pas réellement.

- L’errance n’est pas une fatalité, elle est une partie de ce que nous sommes. Serai-je confronté un jouer à ce qui hante certaines de mes nuits ? Ou bien encore à celle qui me parle et dont je ne sais rien ? Tant que je ne sais pas, j’errerai de charybde en Sylla, à la recherche d’une réponse…

Apaisé, il semblerait, je pose mon regard vers le lointain, une absence non contrôlée, encore une. Je l’entends me parler, me regarder, elle. Son souvenir s’efface et je reviens à la réalité. Ailleurs, c’est comme si j’avais entendu quelque chose se déchirer en moi, comme un souvenir détruit et qui tente de s’assembler, tant bien que mal.

- Pardon, je ne devrais pas parler ainsi, si librement… Mais ma nature est ainsi faite. Il va sans doute falloir que je te laisse…

Ce n’est pas anodin, voilà Nox qui s’approche au moment où je prononce ces quelques paroles. Sans doute était-il allé roder quelque peu. Le palais est au-dessus, il ne devait pas être bien loin. En tout cas, il s’est écoulé assez de temps pour que je ne sache plus trop, ni notion, ni estimation.

- Je sais ce que c’est… de sentir qu’une part de soi nous échappe. Tout est proche mais inaccessible.....

J’ai été content de te rencontrer Kilvan. Quoi qu’il en soit, Asgard n’est pas assez grand pour qu’on ne se recroise pas un jour, ici, ailleurs, à la cascade d’Epsilon ;

Je me prépare à tourner les talons, lui laissant un peu de temps pour répondre. Je n’avais plus rien à dire mais l’étrange sensation était toujours là, elle… Vite, avancer avant que je ne replonge...

« Les rêves ? »

L'enfant garda un instant un instant le silence, tentant de se remémorer les siens - peine perdue, puisqu'il n'en avait pas. Là encore, il en connaissait la théorie mais pas la pratique. Ne dormir que de jour avait pour désagrément de ne fournir qu'un environnement trop éclairé, peu propice à une incursion dans l'empire des songes... Mais il n'y avait pas que cela. Rêver aurait risqué de lui rappeler des choses - d'atteindre son inconscient et de lui en ouvrir les portes closes. Voilà peut-être pourquoi il ne le pouvait pas, mais comment savoir ? Un fragment de normalité en plus sur lequel il allait devoir faire une croix.

« Je ne rêve pas... Moi. »

De sa voix émanait une sorte de tristesse, sans que son visage ne le reflète en quoi que ce soit. Tout ce qu'il n'avait pas, ne pouvait avoir lui manquait parfois... Ce qui n'avait pas l'ombre d'un sens ; comment déplorer une carence en ce qu'on ne connaît pas ? La réflexion d'Epsilon portait dans la bonne direction, mais il se trompait sur un point : son esprit avait déjà été rongé. Dévoré. D'où croyait-il que lui venait cette aura macabre ? Bien qu'il semble ne pas s'en laisser incommoder, un être aussi aguerri que lui ne pouvait pas ne pas l'avoir remarquée.

« J'en ai assez d'errer. »

Son regard se porta sur l'horizon. Oui... N'était-ce pas pour cela qu'il avait cessé ? Qu'il s'était arrêté là ? Le Royaume du Nord n'était pas un choix... Juste tout ce qu'il lui était resté quand plus rien d'autre n'avait été à sa portée. Un jour, il devrait reprendre ce voyage sans but ni raison, reprendre la route de l'évasion... Mais le plus tard serait le mieux. Il était si fatigué... Si spécial qu'on le dise, il n'était qu'un enfant de son âge. Il n'était pas fait pour de pareils trajets. Peut-être ne serait-il plus là pour y songer sans cet accueil inespéré...

Se confronter à ses cauchemars. Voilà une notion qui lui parlait - et quoi de plus normal à cela, puisque les siens étaient bien réels. Ils avaient pris forme il y a bien longtemps, avaient fleuri dans la nuit comme autant de fleurs noires dans le jardin du mal... L'homme-loup était bien plus loquace que lui, mais cela ne lui déplaisait pas. Ce n'était pas si mauvais d'avoir un peu de compagnie pour une fois - même si cela ne pourrait durer, il ne le permettrait pas. Dans son propre intérêt. Cela pouvait à tout moment recommencer, il n'était pas utile de mettre d'autres que lui en danger.

« Peut-être. L'avenir nous le dira. » Ses yeux se levèrent vers le ciel à mesure que la nuit y répandait son encre impénétrable. « Si avenir il y a. » Ragnarök, peut-être ? Oui, mais pas que ça...

Il n'y croyait pas vraiment, mais n'irait pas lui ôter cet espoir. Si, Asgard était grande, d'autant qu'il n'était pas dit qu'il y demeure éternellement. Ce n'était qu'une solution provisoire, comme tout dans sa vie l'avait été. Mais... Qui sait ? D'un autre côté, il avait le sentiment d'être voué à rencontrer encore et encore toutes sortes d'étrangetés. Ashram étant l'une d'entre elles, il n'était pas exclu que leurs routes se recroisent tôt ou tard - en Asgard ou ailleurs. Le destin avait d'étranges manières de lui jouer des tours, et ce n'était pas à une près.

Même une fois que le Guerrier Divin l'eût délaissé, il resta longuement immobile. Aussi longtemps que la dernière clarté du jour lui permettait, jusqu'à ce qu'il ne reste rien de son ultime éclat. Jusqu'à ce que les ténèbres soient sur le point de tout emporter, de jeter un âge noir sur le monde au moins pour les quelques heures à venir. Cet interlude où chacun jouirait d'un repos mérité était pour lui le pire moment de la journée - celui où il ne pouvait à aucun prix se laisser aller. Sans quoi il risquerait fort de faire de cette ère d'obscurité une réalité... Avec sa solitude pour seule interlocutrice, il déclara cette fois :

« C'est la première fois qu'un animal veut bien de moi. »

La nuit se rassemble, et voici que débute sa garde.

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