En avant, mauvaises troupes ! [PV : Thomas]

Ignorer les ordres ; mais quelle idée !

Les amandes dorées de l’ancienne Générale des armées se dressent face aux murs démesurés du palais. Cela fait un moment qu’ils ne se sont pas croisés, mais pas assez pour que les entrailles des Enfers viennent à lui manquer. Ces sentiments, Istanzana les a purgés, expulsés comme il l’a fait avec elle naguère.

C’est de bonne guerre !

Alors qu’elle idée, oui, d’ignorer les ordres de ceux qui lui ont accordé la chance ; cette chance de revenir parmi les vivants, dans de meilleures conditions qu’eux, et contre laquelle ils ne peuvent rien. De cette grimace façonnée à ce message, Cinara s’en accommode bien assez vite : désormais, elle a tout le temps qu’elle souhaite pour mener à bien ses projets.

Il n’est pas question de tout perdre. Pas maintenant, pas encore. Il y a trop à accomplir, trop de vies à consommer, d’aveux à soutirer, de soif à satisfaire.

Que comptent-ils lui annoncer ? Un rictus aux lèvres, imaginant mille et un débats, elle époussette sa cape cramoisie de sa main libre. Cette fois, aucune tache de sang ne s’y confond, juste des grains de sable qui s’écroulent à ses pieds, les uns après les autres.
Voilà, ça devrait le faire comme ça.

Si non, alors tant pis !

Semble-t-il que Cinara doit rattraper le cours des évènements ; si elle en juge par les mots qui sortent de cette nouvelle tête qui l’interpelle, tout du moins. Les Spectres sont-ils désormais tous si mornes ? Il ne lui semble pourtant pas être partie si longtemps. Le Monde change-t-il si vite ?  Derechef, un rictus étire ses lippes. Ce n’est pas plus mal : de nouvelles options se présenteraient-elles enfin ? D’autant plus de cibles, de pions et de joueurs pour son plus grand plaisir !

À ces présentations sommaires, la feu Générale lui adresse un signe de la main. Chacun son tour, même dans la demeure des Morts et, qui sait, cette rencontre, cette situation : rien ne tout cela n’arriverait par hasard, n’est-ce pas ?

— Cinara, de l’étoile céleste du Commandement, de retour après un petit voyage. Aucun problème ; mes affaires peuvent largement attendre !

Largement attendre, oui. Cinara n’est pas pressée de retrouver les maîtres du domaine, de se faire redresser, de recevoir de nouveaux ordres qui pourraient être des plus anecdotiques.

— Mais dis-moi plutôt : ton visage m’est totalement inconnu ! Pourtant, ça fait quelques décennies que je traîne un peu partout ! Comment un jeunot comme toi s’est retrouvé embarqué dans tout ce bordel ?

Satisfaire sa soif avec les moyens du bord. Qui plus est, si elle attend, Perséphone oubliera peut-être cet entretien qu'elles s'imposent.

Voyons voir.

Un Lycaon ne s’interroge pas sur les différentes manières à sa portée, utilisables pour mener à bien ses désirs de punitions ; elles sont instinctives. Les tripes s’expriment au moins autant que les cellules grises. Il appert que le jeune Thomas ne déroge pas à la règle. Toutefois, l’ancienne générale n’exclut aucunement le fait qu’il ait eu plus de temps que nécessaire, durant son voyage vers la mort, afin de préparer son festin.

Un doppelganger, voyez-vous cela.

Humidifiant ses lèvres, Cinara se délecte du moindre détail qu’il lui offre. Ce n’est pas suffisant pour la rassasier, mais elle n’en reste pas moins une entrée alléchante, sur le papier tout du moins. Adossée, elle observe, balance son bras dont le coude s’appuie encore sur le creux de sa main. Non, finalement, ce n’est pas assez.

— Et comment comptes-tu retrouver ce doppelganger de malheur ?

Non pas qu’elle doute de ses capacités, mais qu’elle a eu maintes fois l’occasion de constater que le monde est vaste et que les ordures sont particulièrement douées pour fuir comme des rats, pour se cacher, la queue entre les pattes, pour espérer survivre quelques minutes supplémentaires. Ils tremblent, tout en vantant leurs prétendues victoires sur la mort elle-même.

— Oh, je l’ai sûrement croisée, oui, mais que viennent faire la fausse tigresse et les Saints dans ton histoire, et quelles tortures envisages-tu ?

Une fausse tigresse ; parce qu’un tigre est un être de loi, une représentation que, d’ordinaire, on n’oublie pas. Ce qui n’est présentement pas le cas. En effet, si elle pense l’avoir déjà croisée, son existence, son impact, sa présence même n’était pas suffisamment forte, impactante, pour que cela marque Cinara. Chose qu’elle ne cache par ailleurs pas, tant l’ennui se glisse dans son regard. Cela étant, elle garde pour elle certaines appellations.

— Quant au Rocher, eh bien, disons que c’est un endroit qui pourrait t’inspirer… ! Imagine de grandes vallées, des crevasses, des pierres, du sable et des roches à perte de vue ; de part et d’autre, des prisonniers, des cafards qui se planquent çà et là dans les recoins, et les possibilités qui n’ont de limites que notre imagination !  

Un sourire carnassier se dessine ; ce n’est pas pour rien qu’elle a attendu si longtemps pour lui expliquer ce qu’est le rocher. Avant cela, l’étoile céleste voulait entendre ses projets, ses idées, quitte à passer du coq à l’âne. C’est un endroit familier, parfait pour des essais et, qui sait, peut-être que les sept – ou ce qu’il en reste pour l’heure – s’inviteront à la fête !

— Puisque nous sommes attendus au Palais, je te propose qu’on se rejoigne là-bas, au rocher, lorsque nous en aurons terminé avec l’étiquette. En admettant que nous partions maintenant et que notre chère Perséphone arrive à se libérer entre temps pour nous recevoir, ça risquerait d’être un problème si nous sommes ailleurs, n'est-ce pas ?

Qui plus est, un problème particulièrement pénible, et tant que Cinara ne sait pas ce qu’on lui veut, autant ne pas s’en attirer inutilement. Cette foutue étiquette. Hélas, Méphistophélès ne perd jamais le nord.

Si bien que, dans sa tête, son ricanement perpétuel lui file la migraine.

Une recette, des ingrédients, sans comprendre ce dont il en retourne exactement. Cinara hausse ainsi les épaules, mime le geste de ses mains ; force est de constater que les comparaisons de ce garçon sont on ne peut plus particulières. Il envisage, c’est déjà une progression, en soi.

— Eh bien, probablement. J’imagine que ça dépend des Spectres. Dans tous les cas, tu réaliseras bien assez vite tout ce que cette vie peut t’offrir ; ce que tu en fais par la suite, c’est ton problème. Cela étant, tu prendras tes marques sans trop de mal : regarde, ça commence déjà !

Une tournure que certains ne toléreraient peut-être pas. Tous les Spectres sont-ils pareils, ont-ils les mêmes désirs ? La réponse est bien évidemment « non ». Pour autant, cela n’est-il pas excitant de goûter à tout cela ?
D’une œillade, Cinara guette la porte du palais – toujours close. Sans l’ombre d’un doute lui siérait-elle à merveille. Seulement, semble-t-il qu’ils se ramollissent depuis sa dernière visite. Peut-être même avant.

D’or et de Grenat, simplement.  

— Oh, j’en connaissais, oui. Encore heureuse après quelques milliers d’années ! Cela dit, j’imagine qu’on doit bien avoir quelques nouvelles têtes dans les rangs depuis, sans compter ceux qui sont partis !

Ses paupières plissées, son poing dans le creux de sa main et, sur ses lèvres, un nouveau sourire se dessine. Comprendra-t-il où l’ancienne Générale veut en venir ?

— Ah ! Et pour Hypnos, aucune idée ! De nous deux, tu es celui qui a le plus de chance de connaître son emplacement…

Oui, n’est-il pas le plus à même de savoir où se trouve ce dernier ? Puisque le Lycaon semblait l’attendre lorsqu’ils se sont rencontrés, cela signifie forcément qu’ils se sont – au minimum – croisés en chemin, avant de se séparer.

— Hadès n’était pas vraiment de la partie à l’époque ; et quelle époque ! On combattait surtout pour notre royaume : pour et contre des hommes, des créatures aussi. Mais bon, tu sais, c’est tellement loin tout ça maintenant !

Peut-être aurait-elle dû se battre pour son propre compte. Cependant, ce n’était pas ce que l’on attendait d’un gal mešedi – et ce malgré qu’on lui ait honteusement retiré ce titre. En dépit de ce fait, elle n’en restait pas moins le Général – Stratège en charge des armées. Dans sa main, la vie de ses hommes perdurait ou s’achevait. Et, surtout, elle restait l’ombre de cet homme. Pour autant, Cinara trouve aujourd’hui le moyen de s’amuser de la situation, car si l’époque s’avère si lointaine qu’il ne reste plus rien à réduire en cendres, elle est certaine d’accomplir ce pour quoi cette nouvelle vie lui a été offerte.

— N’est-ce donc pas ce qui rend la chose séduisante ?

De respirer sans respirer vraiment, de ne plus être affecté par les années, ou encore de ne pas perdre le contrôle. De nouvelles perspectives s’offrent à eux et les limites changent ; c’est comme apprendre les nouvelles règles du jeu ou, mieux encore, de trouver comment les détourner.

Quoi qu’il en soit, il peut bien se cacher, mais la mort ne le protégera pas. Cinara a d’autres projets pour lui.