Sieghart Von Todt du Bahamut

Doté d’un recul effroyable, le Héraut peut se montrer d'un fatalisme à couper le souffle. Son oeil a l'éclat sauvage d'un prédateur, la perte de sa famille l'a dépossédé d'une large part de son humanité. Le Bahamut est plutôt complexe, difficile à anticiper. Sa présence est capable de révolutionner l’atmosphère d’une pièce en un instant et le peu de prises qu’il offre à l’inquiétude est saisissant. La facilité avec laquelle il accorde sa confiance est déconcertante, il se méfie très peu, d’autant qu’il adore se faire surprendre, même à ses dépends. Une véritable noblesse se dégage de toute sa personne et il n'a qu'une parole. Sa loyauté envers Arès est totale et il n'aspire qu'à la guerre.

Un guerrier autrichien bascula en arrière et frappa lourdement le sol. L’homme revêtu d’un uniforme noir surpiqué d'or qui s’abattait sur lui comme une bête, c’était le baron Sieghart Von Todt, commandeur prussien, notre homme. Son geste fut d’une sauvage amplitude, la garde de son sabre enfonça le crâne de l'ennemi, broyant son âme. On l’attaqua dans le dos, ses sens ne défaillirent point et le baron trancha dans le vif. Il releva la tête, jeta son regard par une fenêtre dans le voile de poussière. L'Autriche était en déroute. Après Leuthen, Luna était à la Prusse. Cette guerre ne durerait pas plus de sept années et la Silésie resterait prusienne.

De retour au château sur son fameux destrier noir, Vulgo, notre homme retrouvait ses murs d'humeur maussade. Alors qu'il tentait d’apprécier un verre de vin, un seul, il interrogeait le sang du Christ à voix haute, et il se laissait doucement sombrer dans la mélancolie. Depuis plusieurs longues années, Sieghart perdait pied. Il puisait ses seules émotions au fond des yeux de sa femme et de sa fille, et il avait perdu les deux. La première l’avait quitté après que la seconde trouve la mort de la dysenterie. Olga n’avait pas pu surmonter cette tragédie avec son époux, cet homme sur lequel elle retrouvait quotidiennement le visage de son enfant disparu. Dans l’heure, le baron avait mis tout le personnel de maison à la porte et fait un grand feu de joie de tous ce qui pouvait lui rappeler fille et épouse. Mais nous étions en hiver, et l’heure suivante, il rappela tous ses gens, expulsant toutes les larmes que son corps pouvait suer face à ce terrible feu qui brûlait dans la cours. C’est dans ces flammes que lui apparut pour la première fois le dieu antique, à cet instant il ne le vit pas, mais son âme lui rappellerai plus tard.

Au sein de l’armée, Sieghart reçut le surnom de « Pesteux ». Le baron vint en aide à ces malheureux atteints par l’effroyable maladie. Il y voyait une belle façon d’en finir mais le sort s’acharnait sur lui, de son point de vue. Il avait beau manipuler ces bandages impropres, toucher ces plaies infectes, non, son corps n’offrait aucune prise à la mort. A cette époque la majorité des domestiques quitta le château, seuls les plus fidèles restèrent. Pour les épargner, Sieghart cessa d’ouvrir ses portes aux lépreux.

Août 1759, la Prusse avançait, implacable. A Kunersdorf, le commandeur était magnifique. En selle sur Vulgo, il chargea froidement l’ennemi avec une efficacité redoutable. Sur le champ de bataille aussi la mort ne voulait pas de lui, même en prenant tous les risques il s’en sortait avec quelques balafres qui se refermeraient sans complications. Le baron continua à se baigner dans le sang d’une Silésie exsangue, il ne prit même plus la peine de laver son équipement, qui embaumait sa tente d’une odeur insoutenable pour ses visiteurs. On voulut l’honorer, mais il déclina trois fois. Commander plus d’hommes, prendre du galon, à quoi bon ? Alors, après l’admiration de ses pairs, le doute, et puis la crainte. Sieghart Von Todt inspira de drôles de mots sur certaines lèvres, les plus extrêmes remirent sa foi en cause et osèrent même l’associer au Démon. Ces idées mettraient du temps à faire leur chemin, le commandeur possédant un passif des plus méritoire au sein de l'armée. Mais son regard bleu aux reflets fous, sa solitude et le peu de soins qu’il accordait à son matériel et à lui-même, son comportement vis-à-vis de la hiérarchie, sa façon de combattre loin de ses frères, favoriserait la propagation de ces idées haineuses.


Pourtant le commandeur ne fut pas inquiété, l’ennemi était déterminé et les Teutons ne pouvaient se priver d’un tel héros de guerre. Le 15 février 1763 , le traité de Hubertsbourg mettait fin au conflit, la Guerre de Sept Ans s'achevait cinq jours plus tard à Paris. La Prusse était grande, impériale.

Au château, Sieghart ne vivait plus qu’avec un couple qui prenait soin de lui et ne le craignait pas. Car derrière ces yeux bleus déteints se trouvait quelqu’un de généreux. Mais le commandeur s'était mis à un jeu dangereux. Tous les jours, il blasphémait et outrait les plus pieux, prenant un cruel plaisir à torturer leurs consciences. Rapidement enfla la rumeur de sa folie, de sa possession par un esprit démoniaque. Et quand les basses couches se mettent d’un bloc à vous accabler de tous les maux, la chute est proche. Ses anciens frères d’arme eurent toutes les peines du monde à se frayer un chemin jusqu’au château des Von Todt, la vindicte de la populace était si farouche qu’une foule monstrueuse s’agitait quotidiennement autour des douves. Notre homme fût arrêté et jugé sans délais. A la barre, il invectiva les magistrats et tint des propos scandaleux au sujet de la sainte trinité. On le condamna au bûcher et Sieghart accepta son sort sans plus rien ajouter, enfin il pouvait passer dans l’autre monde. Il était serein, jamais il n’avait cru à l’Enfer, cet épouvantail inventé par les curés pour contenir la sauvagerie des hommes. Il ne croyait qu’au purgatoire et avait la conviction profonde que Dieu finissait toujours par accorder son pardon. Cependant, quand les flammes le dévorèrent, il fut contraint de revenir sur toutes ses croyances…

Le rideau de feu tomba sur lui et la foule éructa sa joie. Ainsi voilé, il fit enfin la rencontre de celui qui ne l’avait pas lâché des yeux depuis ses premiers faits d’arme. L’apparition portait une armure d’airain de facture exceptionnelle, il était coiffé d’un casque profilé évoquant une ère lointaine. Sieghart ne sentit pas la moindre brûlure, la main du guerrier de feu saisit la sienne et le brasier s’élança vers le ciel, formant une colonne rouge qui se maintint une seconde. Et puis le bûcher s’écroula, l’euphorie de la populace redoublant d’intensité. Ailleurs, dans une autre sphère d’existence, notre homme faisait face à une armure habitée d’un être rayonnant, impérial sur son trône. Sieghart se sentait tout à fait vivant, ses douleurs était toujours bien présentes, son cœur toujours aussi lourd, rien n’avait changé et il ne comprenait pas, la mort aurait dû le libérer de son fardeau. Arès lui révéla l’invention de Dieu par les hommes et qui étaient les véritables maîtres sur Terre. Ensuite il lui prouva, l’emmenant avec lui sur un champ de bataille, lui ouvrant les portes de l’Olympe, et celles du cosmos. Sieghart admit ce qu’il fallait admettre, mais l’émotion passée, il n’aspirait pas plus à la vie. Comme de bien entendu le dieu de la guerre l’avait anticipé et il savait parfaitement comment faire de ce Teuton un loyal sujet. En échange de son allégeance, Sieghart pourrait revoir sa fille, tous les jours, Arès ferait en sorte qu’Hadès lui confie et qu’elle habite ses quartiers. Ainsi l’avatar de guerre redonna le goût de vivre au baron, ce fût une renaissance, tout était remis à plat.

L’armure d’un berserker n’avait rien à voir avec l'équipement d'un soldat prussien. Tellement légère si on considère le nombre de pièces qui la compose, tellement résistante, parfaitement ajustée, sans parler des finitions esthétiques. Et que dire de l’épée, lame forgée par Héphaïstos lui-même. Ainsi revêtu, il affrontait les rivaux célestes d’Arès, principalement dans des duels, ce qui modifiait de nombreux paramètres, d’autant que le cosmos permettait nombre d’attaques à distance. Arès étira largement son sourire, Sieghart devenait le champion planifié. Mais notre homme ne se contentait pas des guerres qui agitaient le plan divin, assez rares il faut dire, le panthéon grec ayant obtenu le contrôle quasi-total de la Terre. Il descendait fréquemment à la surface de la sphère mortelle et participait à ses conflits, endossant l’uniforme bleu la première semaine pour enfiler la casaque rouge la seconde, tuant impunément dans les deux camps, jamais reconnu grâce à sa maîtrise du cosmos. En une seule année il s'éleva beaucoup, devenant un esthète du combat, complètement assumé, offrant la mort comme on offre un fin repas, et un père comblé. Lorsqu'il ne se battait pas, il parcourait un peu du monde avec sa fille pour en jouir. Nimbés du cosmos d’Arès, que le monde était beau.

Son aura prit de l’envergure, Arès n’en attendait pas moins et bientôt il rejoignit les rangs de l’élite. Guerre reconnut sa rareté et l’emmena avec lui dans sa folle campagne en Asgard. Là-bas il reçut le titre de Héraut, insufflant la peur dans le cœur de ses ennemis avant même de tirer son épée. C’est à cette époque que sa fille prit ses distances avec lui, laissée seule au royaume. Quand Sieghart revint de la guerre, il ne la reconnut pas. Bianca n’avait plus rien de la petite fille docile et patiente qu’il avait élevé, il avait aujourd’hui affaire à une jeune femme déterminée, d’une vive cruauté, les hanches formées et les seins hauts. Elle était magnifique et il n’avait plus la moindre prise sur elle. En son absence, elle s’était constituée une petite garde composée de trois jeunes berserkers et elle se rendait sur Terre en véritable impératrice. Arès en riait, mais elle avait croisé la route d’un chevalier d’Athéna et ses cadavres avaient failli lui coûter très cher. Le baron perdit ses moyens et ils restèrent longtemps brouillés. Et puis la lave coula sous les arches et ils se réconcilièrent, mais hors de question pour elle de réintégrer les quartiers du paternel, elle possédait maintenant ses propres appartements et comptait bien conserver ses libertés acquises au prix de son entre-jambes. Et puis un jour, Bianca disparut.

Sieghart y mit tout son cosmos, il fallait qu'il la retrouve. Si elle restait trop longtemps loin des royaumes célestes, Bianca serait rappelée à Hadès. Sieghart supplia son roi de l’aider mais rien n’y fit, ses recherches le menèrent dans des impasses. Quand le royaume d’Arès fut démantelé, il cherchait encore. Dépossédé de son armure, seul, il erra deux années au cœur des territoires les plus reculés. La folie gagna énormément sur lui, il n’avait plus la moindre notion du temps. Mais une nuit, à Paris, son nom évoqua quelque chose à trois soudards. Il retrouva sa piste et termina son périple dans un cimetière du Jura. Ainsi donc les souterrains d'Hadès s'était ouvert sous ses jeunes pieds. Et lui toujours vivant ! Misérable. Elle connaissait si bien son père qu’elle avait su brouiller les pistes, son instinct de femme et son initiation au cosmos ne laissant aucune chance à Sieghart. Il trouva sa chaumière et il eut une vision qui lui rendit ses esprits. Il dégagea son visage de sa lourde capuche et regarda. Ces enfants qui riaient dans ce jardin, ils étaient sa descendance. Alors notre homme pleura et il s’en retourna dans le monde qui était le sien maintenant, celui des chimères, ni hommes ni dieux.

Mais son chemin sans destination prit fin plus vite qu'il ne l'aurait imaginé. Le Royaume Flamboyant était debout et Arès rappelait ses plus fidèles sujets encore vivants. A 37 ans, Sieghart retrouverait son armure du Bahamut. Quand il reçut l'appel du Maître, il se redressa de toute sa hauteur et sella son destrier. Au grand galop, il quitta la France.